L’Ouest, un mythe américain en images

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Canyon de Chelly
Les quatre missions menées dans l’Ouest américain réalisent un inventaire général du territoire. Elles répertorient les accidents orographiques et les curiosités géologiques, cartographient les réseaux hydrographiques, rassemblent des collections de minéralogie, d’histoire naturelle et même, pour certaines, englobent des disciplines comme la paléontologie, l’archéologie, l’ethnologie. Le travail des photographes qui participent à ces missions va bien au-delà du simple inventaire géologique. Les paysages qu’ils rapportent dans leurs clichés vont contribuer à forger l’imaginaire géographique américain.
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Une exploration retardée
Politiquement, par le traité de Guadalupe-Hidalgo, le Mexique abandonnait aux États-Unis en 1848 la souveraineté sur un immense territoire limité par le versant oriental des montagnes Rocheuses et l’océan Pacifique et dont l’espace intérieur était quasi inconnu. Dans les années 1840, des itinéraires furent établis par les différents voyages de John C. Frémont, the pathfinder, qui identifia le Grand Bassin sans dresser de véritable carte.

Ferdinand Vandeveer Hayden
Le géologue Ferdinand Vandeveer Hayden (1829-1887) conduit l’une des quatre missions dans l’Ouest américain, d’abord au Nebraska en 1867, puis dans les territoires de l’Idaho, du Wyoming et du Colorado de 1871 à 1878. En 1875, il devient membre correspondant de la Société de géographie et propose à l’explorateur Alphonse Pinart, qu’il rencontre à Washington, d’envoyer pour la Société toute la série de ses publications. Cette photographie est dédicacée à Alphonse Pinart.
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Les questions économiques de l’est de l’Union, les oppositions entre les États sur la question de l’esclavage puis la guerre de Sécession de 1861 à 1865, ajournèrent la reconnaissance géographique des territoires de l’Ouest. Quand le principe du chemin de fer transcontinental fut décidé, en 1862, l’étude de ses tracés et sa réalisation introduisirent enfin dans l’Ouest des géomètres et des ingénieurs. La paix civile rétablie, l’État fédéral prit en charge les expéditions d’inventaire et de levés de terrain appelés Four Great Surveys. Ainsi, de 1866 à 1879, quatre programmes furent menés. Ils sont identifiés par les noms de leurs responsables : Ferdinand Vandeveer Hayden, Clarence King, George Montague Wheeler et John Wesley Powell.
La mission Hayden fut affectée aux régions les plus septentrionales, correspondant au Nord du Colorado et au Wyoming actuels – on retient de sa mission qu’il fut à l’origine de la création du parc national de Yellowstone. King fut chargé d’explorer les régions situées de part et d’autre du quarantième parallèle : Grand Bassin, lac de Bonneville et monts Wasatch. La mission Wheeler avait comme objectif l’exploration des régions situées à l’est de la sierra Nevada. Enfin Powell fut chargé des plateaux et des canyons du bassin du Colorado.
Un inventaire systématique du paysage

William H. Jackson et son assistant Charley Campbell dans le massif des Testons
Dans son autobiographie Time exposure, Jackson rappelle les conditions de prise de vue de cette photographie. Sur le rebord d’une corniche rocheuse, dans le massif des Tetons, il demande à son assistant, le jeune Charley Campbell, de venir poser près de la tente qui lui sert de chambre noire. Jackson organise la scène puis vient rejoindre son assistant et s’accroupit près de la tente alors que son porteur effectue la prise de vue. Les premières photographies du massif des Tetons vues par les Américains ont été prises par Jackson au cours de la mission Hayden.
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Le recrutement de photographes n’était pas une priorité mais fut jugé utile : la guerre civile avait montré que ce médium pouvait assurer une publicité à l’événement et entraîner l’adhésion du grand public. Les noms des photographes qui travaillèrent sur ces missions sont aujourd’hui aussi connus que ceux de leurs responsables scientifiques. Ils sont considérés comme les initiateurs d’une iconographie liée à la construction de la nation et aux beautés de sa grande nature, inscrite dans les périmètres de ses parcs naturels et nationaux.

La fleuve Colorado près de Paria Creek
Certaines photographies prises dans le cadre des missions de l’Ouest américain invitent à un rapprochement avec la tradition du paysage idéal dans la peinture américaine de la première moitié du 19e siècle. Thomas Cole puis Frederick Edwin Church trouvent dans les grands espaces vierges du continent américain le caractère sublime et sacré de la nature, sans pourtant prendre comme sujet l’Ouest américain. Le peintre Albert Bierstadt, par contre, participe en 1859 à l’expédition du colonel Lander dans les montagnes Rocheuses et réalise plusieurs de ses toiles à partir des photographies prises sur le terrain. Les missions de l’Ouest américain, menées à partir de 1867, vont engager des photographes mais aussi faire appel à des peintres comme Thomas Moran, Gilbert Munger ou à des illustrateurs comme William Henry Holmes.
Dans un va-et-vient désormais permanent entre peinture et photographie, on peut trouver chez Timothy O’Sullivan certaines influences picturales. Les personnages qu’il place dans ses images invitent à la contemplation de paysages grandioses. L’idée de transcendance est sous-jacente dans le spectacle admirable des Shoshone Falls ou dans le miroir parfait des eaux de la rivière Colorado.
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Timothy O’Sullivan fut membre des missions King et Wheeler. Il avait commencé sa carrière pendant la guerre de Sécession et l’un de ses clichés, « la moisson de la mort », pris après la bataille de Gettysburg, est emblématique de ce conflit national. W. H. Jackson suivit la mission Hayden et ses vues de la région du Yellowstone plaidèrent à Washington pour la création de ce premier parc naturel.

Chutes de Shoshone
Les quatre missions menées dans l’Ouest américain réalisent un inventaire général du territoire. Elles répertorient les accidents orographiques et les curiosités géologiques, cartographient les réseaux hydrographiques, rassemblent des collections de minéralogie, d’histoire naturelle et même, pour certaines, englobent des disciplines comme la paléontologie, l’archéologie, l’ethnologie. Le travail des photographes qui participent à ces missions va bien au-delà du simple inventaire géologique. Les paysages qu’ils rapportent dans leurs clichés vont contribuer à forger l’imaginaire géographique américain.
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Sources chaudes dans la Saline Valley
Timothy O’Sullivan participe de 1867 à 1869 à la mission menée par le géologue Clarence King dans les régions encore inexplorées situées le long du quarantième parallèle entre les sierras de Californie et les Rocheuses. Pour la traversée du Grand Bassin du Nevada, O’Sullivan convertit en chambre noire une vieille ambulance de guerre tirée par quatre mules et peut ainsi traiter et développer ses plaques négatives avant que le collodion ne sèche. Dans cette photographie du paysage désertique des Humboldt Hot Springs, O’Sullivan choisit de mettre en scène son propre équipement photographique prêt à réaliser le cliché du paysage.
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John K. Hillers fit partie des missions dirigées par John W. Powell. Quant à William Bell, il accompagna certaines missions de Wheeler. Ces photographes utilisèrent parallèlement deux techniques : de grandes images uniques sur plaques d’environ quarante par cinquante centimètres, destinées principalement à la documentation scientifique, et des vues stéréoscopiques pour le grand public américain et étranger. Les membres du Congrès avaient généralement la primeur de cette dernière production car chaque année ils votaient les crédits qui permettaient de poursuivre l’entreprise.

Le Grand Canyon
Lors de la seconde expédition de descente du Colorado menée par le major Powell en 1871-1872, John Hillers, engagé d’abord comme rameur, s’intéresse de près au travail des deux photographes de la mission, Beaman puis Fennemore, et réalise à leur contact ses premiers clichés. En janvier 1872, Hillers accompagne Fennemore aux Toroweap Cliffs, abrupts qui dominent le Colorado de plus de 900 mètres. Le spectacle majestueux fera revenir Hillers dans cette section du Grand Canyon en 1874.
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Eagle Crag
Lors de la seconde expédition Powell sur le Colorado, les membres de la mission établissent leur camp de base à Kanab pendant l’hiver 1871-1872. Ce point central leur permet de visiter le canyon de Zion et la Virgin River, dans le Sud-Est de l’Utah. John Hillers réalise cette photographie de l’Eagle Crag, qui symbolise à elle seule cette rencontre avec une nature vierge et sauvage qu’il faudra bientôt préserver. Le parc national de Zion – ancien terme hébreu signifiant sanctuaire – sera établi dans cette région en 1919.
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Un chantier héroïque
Ces campagnes sont une rude épreuve pour les hommes, le matériel et leurs animaux de selle, de bât et de trait. William Bell décrit en janvier 1873 dans The Philadelphia Photographer son labeur de « mule photographique » : « Je me réveille à quatre heures du matin, nourris la mule, prends mon petit-déjeuner en frémissant : le mercure à 30 °F, bougie éteinte, tasse et assiette d’étain ; mon siège, le sol. Après mon petit-déjeuner, je roule ma couche, la porte pour la charger sur la mule de bât, abreuve et selle ma mule de monte et, quand c’est terminé, il fait grand jour. Si des négatifs doivent être pris en route, la mule photographique est chargée d’une tente noire, de boîtes de produits chimiques et d’une chambre, et nous y allons… Ayant trouvé un lieu d’où trois ou quatre vues peuvent être tirées, nous établissons une base, déchargeons la mule, montons la tente, la chambre, etc. La température est montée à 65 °F. On éprouve des difficultés à enduire une plaque 10 x 12 d’une épaisseur de collodion suffisante pour faire un négatif assez fort sans redéveloppement. »

Le cratères du geyser Old Faithful
En 1871, le congrès américain attribua une enveloppe de 40 000 dollars pour une mission d’étude dans la région de Yellowstone. Hayden, accompagné de Jackson, y séjourna pendant deux saisons, en 1871 et en 1872. Les merveilles naturelles du bassin supérieur de la rivière Yellowstone - son profond canyon, ses sources chaudes et ses geysers -, révélées dans les images de William Henry Jackson, impressionnèrent les membres du Congrès, qui décidèrent en 1872 de la création d’un parc national, le premier dans le monde.
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Cratères du geyser de la ruche
En 1871, le congrès américain attribua une enveloppe de 40 000 dollars pour une mission d’étude dans la région de Yellowstone. Hayden, accompagné de Jackson, y séjourna pendant deux saisons, en 1871 et en 1872. Les merveilles naturelles du bassin supérieur de la rivière Yellowstone – son profond canyon, ses sources chaudes et ses geysers –, révélées dans les images de William Henry Jackson, impressionnèrent les membres du Congrès, qui décidèrent en 1872 de la création d’un parc national, le premier dans le monde.
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Le public est informé de ce grand chantier de connaissance du territoire, de son caractère scientifique mais aussi de son aspect héroïque. Les silhouettes minuscules qui apparaissent sur certaines vues signalent la présence d’un citoyen américain. Il est venu, il a vaincu sa peur et son vertige et il a vu pour faire voir ces merveilles de la nature à la nation tout entière. La recherche de richesses minières ou de ressources agricoles découvre une réalité désertique largement stérile, mais sa mise en images a fait naître d’autres valeurs, non celles des "chasseurs d’affaires" mais celles portées par les paysages grandioses qui invitent la société nouvelle au respect et à la préservation de la nature.

Les badlands du Wyoming
L’expédition King est plus particulièrement centrée sur les ressources minérales et la géologie. O’Sullivan réalise entre 1867 et 1869 cent soixante-dix-sept photographies, dont certaines seront publiées dans l’ouvrage de Clarence King, Systematic geology, paru en 1878. En 1872, il revient travailler pour une saison avec King et parcourt le Colorado, l’Utah et le Wyoming. Ce paysage ruiniforme caractéristique des Badlands illustre la puissance érosive du ruissellement, qui provoque la formation de reliefs d’érosion différentielle de type « cheminées de fée ».
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Une entreprise suivie à Paris

Carte du cours du Colorado
Dans la production scientifique des missions de l’Ouest américain, les travaux cartographiques occupent une place prépondérante. La mission Wheeler, qui a en charge un territoire extrêmement vaste, s’attache les services de plusieurs divisions de topographes, dont fait partie le géologue Jules Marcou, membre de la Société de géographie. Une des réalisations les plus remarquables de la mission Wheeler est la première carte précise du cours du Colorado, publiée dans un recueil connu sous le nom d’ « Atlas Wheeler ».
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Dans le Rapport sur les travaux de la Société et sur les progrès des sciences géographiques, le secrétaire général Charles Maunoir informe les lecteurs des découvertes faites par les nouvelles expéditions : en 1876, les sites archéologiques dits préhistoriques, notamment celui du rio de Chelly, sont mentionnés ; en 1880, ce sont les résultats de la mission du lieutenant Wheeler qui sont notés. En fait, la Société de géographie a été informée continûment, presque en temps réel, des résultats de ces quatre grandes missions. Elle a reçu une documentation considérable, que ses membres les plus éminents ont sollicitée pour des publications qui ont fait date.

Ruines dans le Canyon de Chelly
Après trois années passées au service de Clarence King, Timothy O’Sullivan est engagé dans la mission Wheeler. En 1873, l’expédition est en Arizona et découvre les cliff dwellings, ces habitations troglodytes au pied des gigantesques murailles des canyons. O’Sullivan signe ici l’une de ses photographies les plus célèbres et les plus commentées. Image d’une grande modernité par son cadrage et une certaine abstraction dans le traitement du sujet, les ruines du Canyon de Chelly sont, dans la production d’images de ces missions, un des lieux-icônes de l’Ouest américain, un des paysages les plus emblématiques de l’identité nationale.
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Le paradis des géologues
Comme le paradis des géologues ressemble à s’y méprendre à la terre promise des morphologues, l’Ouest américain devient vite un haut lieu de la géomorphologie structurale ; il est reconnu comme tel par Emmanuel de Martonne, dont le Traité de géographie physique, de 1909, reproduit et commente un dessin de William H. Holmes, une vue du canyon du Colorado depuis le Point Sublime.

Représentation du Canyon du Colorado depuis le Point Sublime
En 1879 la création de l’United States Geological Survey regroupe en un seul organisme les différentes missions à mener dans l’Ouest américain. Le géologue Clarence E. Dutton (1841-1912), qui avait travaillé pour Powell, conduit dans le cadre du nouvel ensemble une mission d’étude dans le Grand Canyon pour laquelle il fait appel au plus expérimenté des illustrateurs scientifiques, William H. Holmes (1843-1933). Une série de remarquables lithographies permettant de visualiser précisément la stratigraphie du Grand Canyon est publiée en 1882 dans l’atlas qui accompagne le rapport de la mission (Tertiary history of the Grand Cañon district, with atlas)...
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