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Le héros et l'univers féminin

Circé transforme les compagnons d'Ulysse en pourceaux
Circé transforme les compagnons d'Ulysse en pourceaux

Bibliothèque nationale de France

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Personnage de gloire, fréquemment imaginé avec des traits solaires (regard étincelant, visage irradiant, chevelure magique), le héros s’élève comme le soleil dans le ciel, atteint le zénith, et son coucher n’est qu’une mort apparente. Que se passe-t-il quand le surhomme rencontre sur sa route de jeunes et belles femmes ?

De l'ensorceleuse à la « Dame »

Dans la plupart des cas, l’univers féminin se présente comme une menace pour l’accomplissement éclatant de soi : mollesse du nid, sortilèges de la courbe et de l’opulence, tiédeur, enlisement. La femme pourtant attire, semble ensorceler : aussi apparaît-elle souvent sous les traits d’une magicienne (Circé dans l’Odyssée, Armide dans La Jérusalem délivrée du Tasse). Longue serait la liste des amours éphémères auxquelles le héros échappe enfin dans un sursaut de volonté : Ulysse fuyant Circé, puis Calypso ; Énée s’arrachant des bras de Didon pour aller fonder Rome ; l’agent secret échappant aux charmes de la fascinante espionne et réussissant sa mission. Très souvent la femme n’est que le repos du guerrier. Celui-ci, après avoir passé auprès d’elle un temps de délices plus ou moins long, l’abandonne. Certains de ces « abandons » sont célèbres : Médée, Ariane…

« Ariane, ma soeur, de quel amour blessée
Vous mourûtes au bord où vous fûtes laissée ! »

Racine, Phèdre

Bien que cette solution imaginaire de la rencontre avec la femme soit de loin la plus fréquente, il en existe d’autres. La plus marquante est celle dont s’enchanta la littérature « courtoise », du 13e au 17e siècle, en France surtout. Devenue suzeraine de son chevalier, c’est la « Dame » elle-même qui, sensible aux exploits guerriers, envoie au loin son soupirant pour vérifier sa vaillance. Par ses hauts faits celui-ci doit mériter les faveurs, et ne la recevra que comme « prix » de son courage. Le désir amoureux attise ici l’héroïsme au lieu de le menacer. Comme l’ordonne encore à Rodrigue Chimène dans Le Cid :

Sors vainqueur d’un combat dont Chimène est le prix.

Corneille, Le Cid

Dans ces deux premiers cas, la femme est éblouie par le rayonnement du surhomme ; les interdits sociaux et moraux sont balayés : Médée trahit les siens par amour pour Jason ; Périgouné, qui vient d’assister à l’assassinat de son odieux père par Thésée, s’éprend de lui sur le champ et lui pardonne avec joie le meurtre en se donnant à lui. Ce récit de Plutarque (Thésée) indique de façon exemplaire où nous entraînent nos rêveries, lorsqu’elles ne sont pas censurées. Quand on végète dans un monde terne et qu’on rencontre le Soleil, on ne pense plus qu’à s’y brûler : la femme se précipite dans les bras lumineux du héros. La Ximena du Romancero espagnol demande à épouser Rodrigue, meurtrier de son père, mais qui s’est couvert de gloire. La femme du roi Arthur, Guenièvre, se donne à son chevalier servant, Lancelot. Ainsi le héros tend à se situer au-delà du bien et du mal. Comme l’a admirablement compris Antonin Artaud, les héros antiques « allaient droit leur chemin hors de nos petites distinctions humaines où tout se partage entre le bien et le mal, comme si le mal n’était pas de trahir sa nature et le bien de lui demeurer attaché, quelles qu’en soient les conséquences morales ». Ils possédaient « cette sorte d’amoralité fabuleuse qui appartient à la foudre qui frappe, comme aux bouillonnements d’un mascaret déchaîné ».

Une figure de la Sagesse

Une troisième issue est possible, qui met en évidence une part précieuse de la féminité. Le héros vit dans un univers de brutalité et de paroxysme : cette exaspération de la force virile est-elle en définitive si comblante ? La femme peut alors apparaître comme la Sagesse ou, dans un univers chrétien, la Grâce, qui apporte la douceur, la réconciliation du forcené avec lui-même, la sérénité, une autre sorte de joie que celle des triomphes guerriers. Telles se révèlent la princesse dans Tête d’or et la dernière amie de Jean-Christophe, significativement nommée Grazia.

Avec la toute récente libération de la femme à l’égard de ce destin que représentaient pour elle les maternités non désirées, avec sa toute nouvelle liberté d’allure devrait se développer une quatrième possibilité, déjà présente dans un roman médiéval, Érec et Énide : le couple héroïque.

L'héroïsme féminin

La rêverie héroïque crée presque toujours des figures masculines : le phénomène peut s’expliquer par la plus grande force physique de l’homme, par la situation sociale de la femme jusqu’à une époque récente, par les caractéristiques de sa vie sexuelle et par ses maternités. Plus radicalement, il faut envisager l’hypothèse qu’il s’agisse d’une rêverie masculine : il existe un grand nombre de créatrices dans l’histoire des littératures ; on n’en voit pas une seule qu’ait tentée l’univers héroïque.

Bérénice, impératrice, dite femme de Tite et La Judith française (à dr.)
Bérénice, impératrice, dite femme de Tite et La Judith française (à dr.)
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© Bibliothèque nationale de France

Il existe pourtant des « héroïnes ». Mais alors l’imagination les représente habituellement en vierges insaisissables, minces, aiguës – tout le contraire de l’opulence qui ensorcelle les héros. En plein 20e siècle, un poète comme Saint-John Perse donne pour compagnes à ses conquérants de sveltes guerrières qui savent « s’aiguiser sous le casque ». La mythologie grecque fournit l’exemple de la rapide Atalante, « exposée » dès sa naissance sur le mont Parthénion, nourrie par une ourse, etc. Mais pour elle l’héroïsme prend fin lorsqu’elle épouse Mélanion. Chez les filles, l’héroïsme se perd avec la virginité. Les Amazones elles-mêmes ne parvenaient que très mal à concilier leur désir d’efficacité guerrière et leur désir tout court pour les beaux hommes qu’elles combattaient : leurs adversaires scythes, d’après l’historien grec Hérodote, savaient fort bien achever les combats sans aucun mort, en leur faisant l’amour, pas la guerre. À ce handicap s’en ajoutait un autre : leurs seins les gênaient pour tirer à l’arc. Aussi devaient-elles mutiler leurs filles pour que celles-ci puissent combattre.

Jeanne la Pucelle
Jeanne la Pucelle
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© Bibliothèque nationale de France

Il existe tout de même un cas où la réalité a dépassé la fiction : c’est l’histoire de Jeanne d’Arc. Avec une déconcertante exactitude, les faits ont réalisé ce que l’imagination avait tant de peine à concevoir pour une fille.

Née d’une famille obscure (mais bientôt on la supposera d’origine royale), gardeuse de bêtes (comme David), Jeanne est choisie par Dieu. Après la vie cachée commence l’épiphanie : elle est « reconnue » par le roi à un « signe » demeuré secret. Alors se succèdent les victoires. Elle est vierge ; son rayonnement est tel que ses soldats la respectent. Un jour, elle est trahie ; elle fait l’objet, comme le Christ, d’un procès inique. Mais son bûcher n’est que le lieu de son apothéose. Il n’est pas étonnant que tant d’artistes aient été fascinés par un pareil scénario, un mythe vrai.