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Critiques de l’Itinéraire : d’hier à aujourd’hui

Quelques décennies seulement après la parution de son Itinéraire, Chateaubriand fait l’objet d’un cours professé par Sainte-Bauve, dans lequel le célèbre critique délivre un avis plus que mitigé sur son récit de voyage de Paris à Jérusalem. Deux siècles plus tard, Marc Fumorali explique comment, au contraire, l’Itinéraire a remporté un grand succès à sa sortie, en 1811.

Sainte-Beuve

« L’Itinéraire passe pour un ouvrage à peu près irréprochable et pour offrir la perfection de la manière littéraire de M. de Chateaubriand. Quand un écrivain a paru extraordinaire à ses débuts, que chaque œuvre de lui a excité de violents orages, après que cette fureur critique s’est pourtant apaisée, s’il arrive qu’il publie un livre où il se rabatte un peu, et où il soit, par la nature du sujet, plus au niveau de tous, on se met à croire que c’est lui qui a changé et non pas qu’on s’est habitué soi-même. Il y a de l’un et de l’autre de ces résultats dans l’Itinéraire : l’auteur est plus simple, plus courant comme il convient dans un récit, et le public, qui s’attendait à je ne sais quoi d’étrange, devient tout à coup indulgent : il y a rapprochement des deux parts, et on signe la paix. […]
Ceux qui avaient trouvé les tableaux des Martyrs trop éclatants trouvèrent plus à leur gré les esquisses de l’Itinéraire, grandes esquisses qui ne laissent pas d’être aussi des tableaux. Les éloges que l’on donne à l’Itinéraire me paraissent s’appliquer surtout à la première partie du Voyage. La seconde moitié, qui offre encore de belles pages, est, selon moi, d’un intérêt médiocre, fatigant à lire, et le tout est plus surchargé d’érudition que je ne le voudrais. Dans la première partie, on vérifie mieux ce que dit l’auteur : "J’ai déclaré que je n’avais aucune prétention, ni comme savant, ni même comme voyageur. Mon Itinéraire est la course rapide d’un homme qui va voir le ciel, la terre et l’eau, et qui revient à ses foyers avec quelques images nouvelles dans la tête et quelques sentiments de plus dans le cœur." C’est pour cela que je trouve qu’en beaucoup d’endroits l’auteur nous accable, plus qu’il n’était besoin, sous les noms et les citations des voyageurs ses devanciers. M. de Chateaubriand a de ces poussées et de ces traînées d’érudition dont il abuse. […]
Entre les diverses explications données par lui-même sur le but de sa sainte aventure, laquelle choisir ? Peut-être faudrait-il les accepter toutes, mais je m’en tiens de préférence à la première : "J’allais chercher des images, voilà tout." Ah ! poète et artiste, le mot est lâché ; vous alliez chercher des images et pas autre chose ; et vos couleurs trouvées, votre tableau fait, vous étiez content. — Demandez à vos successeurs poètes ce qu’ils sont allés aussi chercher dans l’Orient : s’ils sont sincères, ils répondront : Des images, aussi des images, tout au plus quelques impressions. Villehardouin, Richard Cœur-de-lion et saint Louis allaient dans l’Orient pour autre chose ; et même si Racine y était allé en son temps, s’il avait accompagné M. de Guilleragues, les images pour lui ne seraient venues que bien tard et après. Voilà, messieurs, ce que j’appelle être le premier grand artiste d’une époque de décadence : désormais, partout où il y aura des images qui le tenteront, il ira, — non pas seulement à Jérusalem, mais jusque dans le camp des infidèles ; — que cherche-t-il dans le libéralisme, dans le républicanisme, dans ce monde de Béranger, de Carrel ? — des images, toujours des images : il les veut nobles sans doute, brillantes, à effet, glorieuses, partout où il les trouve ; il les veut faites pour parer et rehausser celui qui s’en revêt et qui en blasonne son écusson ; mais il les veut par-dessus toute chose ; il les moissonne avec leur panache en fleur; il en fait trophée et gloire. Trouver la plus belle phrase sur les descendants de saint Louis et de Robert-le-Fort, la plus belle phrase sur Napoléon à Sainte-Hélène, la plus belle sur le tombeau de Jésus-Christ, la plus belle phrase sur la république future éventuelle, la plus belle phrase et la plus splendide sur la ruine et le cataclysme du vieux monde : qu’il y ait réussi, et il sera content.

Chateaubriand et son groupe littéraire sous l’Empire, cours professé à l’université de Liège en 1848-1849, Paris, Michel Lévy frères, 1872, vol. 2, p. 70.

Marc Fumaroli

« Les lecteurs actuels de l’Itinéraire de Paris à Jérusalem peuvent être rebutés, comme l’a été Sainte-Beuve, par la juxtaposition dans cet étrange récit de voyage, de la grande éloquence méditative et d’une abondante érudition. Chronologie, cartographie, épigraphie, bibliographie, appendices justificatifs, notes et citations d’autorité, « mémoires » qu’on dirait destinés à l’ancienne Académie des Inscriptions, déconcertent les admirateurs de Chateaubriand styliste et leur font réclamer impatiemment le peintre de paysage, le poète, l’orateur. Les contemporains au contraire ont été émerveillés par cette coïncidence des contraires. Ils ont été plus sévères pour le merveilleux chrétien des Martyrs que pour l’érudition de l’Itinéraire. Le public de 1811 a fait fête à ce récit de voyage en terre hellénistique et évangélique comme le public de 1788 avait fait fête au Voyage d’Anacharsis. C’est que Chateaubriand présentait l’érudition, l’antiquariat, la remontée savante dans le passé commun à l’Europe, sous un jour et avec une vie inédits. Il leur prêtait sa passion et son aventure de poète revenu dans la civilisation et descendant dans ses assises pour s’y réenraciner et y trouver une orientation. Après l’amnésie révolutionnaire, le Génie du christianisme avait donné le signal d’un retour à la mémoire. Le christianisme du Génie se nourrit de nombreux auteurs oubliés ou dédaignés par le 18e siècle philosophique. Dans l’Itinéraire, il réveille d’autres rayonnages et d’autres armoires de la bibliothèque, longtemps fermés, mais voisins de ceux qu’il avait fréquenté pour le Génie.
Cet égocentrique poursuit sont réensemencement généreux de la mémoire littéraire française. La France chrétienne, qu’il a arrachée à l’oubli avec le Génie, est une sédimentation ancienne de mémoire. Pour faire ressurgir ses assises profondes, et celles du christianisme, religion savante, il faut remonter jusqu’à Athènes, jusqu’à Jérusalem, jusqu’aux Pyramides d’Égypte. L’Itinéraire, autant qu’un pèlerinage aux sources et sur les lieux mêmes, est un voyage archéologique dans les profondeurs d’une autre littérature oubliée ou refoulée par les Lumières […]. L’Europe moderne, et notamment la France, Grèce des Modernes et protectrice traditionnelle des Lieux saints, devaient retrouver leur ancien tropisme pour leurs propres sources en Méditerranée orientale. L’Itinéraire répare la désertion de Bonaparte abandonnant l’armée d’Égypte en 1799, il répond à la scientifique et monumentale Description d’Égypte qui avant couvert ce faux pas, il renoue avec une tradition française qui remonte à la Vie de Saint Louis par Joinville.

Chateaubriand, poésie et terreur, Paris, Gallimard, 2006, p. 425.