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Focus

La Maison

Un récit inédit de Julien Gracq publié en 2023
Couverture de La Maison
Couverture de La Maison

 © Éditions José Corti

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En 2023, quatre-vingt-cinq ans après la publication d'Au château d'Argol, paraît, aux éditions Corti, un court récit inédit de Julien Gracq : La Maison. Là où Au Château d'Argol est totalement fictionnel, inscrit dans un espace purement imaginaire, un « songe », La Maison décrit, durant tout son cheminement, le passage d'une réalité à une autre, comme si l'espace biographique suggéré, pris au bord d'un endormissement, devenait lui-même le support de l'imaginaire, ouvrant comme un espace nocturne en plein jour. Le monde frontalier devient le cœur du récit. 

Comment, de la silhouette de cette étrange villa de plage qui émerge au sein de la répétition monotone des trajets, est-il possible de rejoindre, le temps d'une éclaircie, « l'infini pouvoir de suggestion embusqué dans les choses » ? Sortant de la fixité des éléments qui se réitèrent dans la configuration routinière des semaines, un autre monde se dessine où tout est mouvements, transformations intérieures, variations atmosphériques, cheminements, métamorphoses, altérations des espaces. Du mouvement contraint, réglé et sans surprise, allant d'un lieu à un autre, un peu comme on traverse un espace du point A au point B, tous deux préfixés, naît une seconde sorte de mouvement qui, lui, s'invente à la pointe de sa progression, marche exploratoire dans laquelle la moindre perception peut devenir un indice potentiel, une piste à suivre et, donc, une modulation possible du trajet en cours.

D'un mouvement à l'autre, l'écriture se transforme. Les notations réalistes du début, avec leur souci de précision et leur tonalité quotidienne, laissent place au déroulé progressif du cheminement pris dans l'instabilité croissante des impressions. Dans ce passage qui fait des souvenirs situés le support d'un autre type d'images prises dans l'intemporel mouvant de l'imaginaire, la maison joue bien sûr le rôle de pivot. Comme déplacée d'abord, presque hors-lieu puis emportée dans une série de fines métamorphoses qui la rendent quasiment insituable, elle ouvre, dans ses multiples transformations, tour à tour squelette, animal, apparition, visage, autant de possibles espaces de projections et de rencontres.

Nous retrouvons, dans La Maison, l'univers imaginaire qui est celui de tous les récits de Gracq, et sa manière spécifique de construire, autour des instants de transition, le rythme de la narration : la tension s'accumule à mesure que le récit avance dans la progression accidentée, effaçant parfois, à l'heure de lisière, la coupure nette entre impressions et projections. Ce que, contraint de laisser ses yeux vagabonder sur les bords du trajet, l'écrivain promeneur ne peut traverser, il le fait vivre, retournant, en une formule presque magique, la logique courante des espaces frontaliers : « la route tout entière feutrée et épiante, n'était plus qu'une oreille collée contre la lisière des bois. » Et, dans ce retournement, les lignes attentives de la fiction regagnent des parts sur la réalité brumeuse de ce coin de « campagne remarquablement hostile et déserte » pendant l'Occupation.