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La ligne d’ombre de Chateaubriand

Chateaubriand au tombeau d’Armand Carrel
Chateaubriand au tombeau d’Armand Carrel

Bibliothèque nationale de France

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La réécriture et l’achèvement des Mémoires d’outre-tombe sont tardifs. Ils ont occupé Chateaubriand dix ans : 1831-1841. Dix années au cours desquelles il est redevenu, comme dans les années 1792-1800, un émigré, mais cette fois de l’intérieur. L’Ancien Régime est mort une seconde fois, en 1830, sans la moindre espérance de restauration. La fidélité sans illusion de Chateaubriand à Charles X détrôné lui coûte autant, toutes proportions gardées, que la fidélité à Louis XVI du soldat en déroute de l’armée des Princes qu’il avait été en 1792. Volontairement dépouillé de titres, de fortune, et même d’existence politique, civilement mort, il ne lui reste socialement que sa gloire littéraire : il peut en mesurer la fragilité, la vanité (pour ne rien dire du faible rapport financier) au fur et à mesure que la nouvelle génération romantique, qui s’était déployée autour de lui sous la Restauration, mûrit et grandit, souvent loin de lui.

Maturité créatrice

Intérieurement du moins, à la manière des grands peintres qui parviennent dans le grand âge au sommet de leur art et de leur humanité, il jouit d’un crépuscule encore plus fécond que ne l’avait été sa jeunesse. Il écrit le 18 juillet 1831 à Jean-Jacques Ampère :

« J’espère que vous me faites l’honneur de me placer au-dessus de cette ambition vulgaire qui ne verrait pour elle, dans ce qui est, qu’une carrière interrompue et un système trompé. La chute d’une famille dans l’espèce humaine me paraît peser trop peu pour être comptée, si ce n’est dans ses rapports généraux avec les intérêts des peuples. Ensuite, cette chute m’a pris si tard, qu’en vérité il faudrait être bien fou pour déplorer le peu de jours qu’elle enlève à ma vie publique : elle me rend même un service en me mettant dans l’ombre des années où j’allais radoter. Je lui sais gré de m’avoir retranché brusquement du nombre des vivants. À votre âge, Monsieur, il faut soigner sa vie. Au mien, il faut soigner sa mort. L’avenir au-delà de la tombe est la jeunesse des hommes à cheveux blancs. Je veux user de cette seconde jeunesse un peu mieux que je n’ai fait de la première. »

II retrouve ainsi, mais à un degré de maîtrise et d’expérience incomparable de la vie, et avec des ressources de métier multipliées, de l’autre côté de la ligne d’ombre, cet état créateur qui avait fait la joie sauvage de sa jeunesse misérable dans le grenier de Combourg, dans la solitude des forêts américaines, dans les galetas de Londres. À la date fictive de 1822, il peut écrire, avec une prodi­gieuse ironie qui fait la nouveauté et la vigueur à la Tacite des Mémoires recommencés en 1831 :

« Monsieur [le futur Charles X], qui m’a fait faire cette année des compliments de mes somptuosités, ne savait pas en 1793 qu’il existait non loin de lui un futur ministre lequel, en attendant ces grandeurs, jeûnait au-dessus d’un cimetière pour péché de fidélité. Je me félicite aujourd’hui d’avoir essayé du naufrage, entrevu la guerre, partagé les souffrances des classes les plus humbles de la société, comme je m’applaudis d’avoir rencontré, dans les temps de ma prospérité, l’injustice et la calomnie. J’ai profité à ces leçons : la vie, sans les maux qui la rendent grave, est un hochet d’enfant. »

C’est à Londres encore, chez le chargé d’affaires du comte d’Artois (toujours le futur Charles X), que Chateaubriand en exil s’était trouvé face à face, au milieu de « tous les défenseurs du trône et de l’autel qui battaient le pavé de Piccadilly », avec un homme qui faisait tache et dont on lui dit : « Ce n’est rien : c’est un paysan vendéen porteur d’une lettre de ses chefs. » L’auteur des Mémoires, quarante ans plus tard, commémore cette rencontre en ces termes :

« Cet homme, qui n’était rien, avait vu mourir Cathelineau, premier général de la Vendée et paysan comme lui ; Bonchamp, en qui revivait Bayard ; Lescure, armé d’un cilice non à l’épreuve de la balle ; d’Elbée, fusillé dans un fauteuil, ses blessures ne lui permettant pas d’embrasser la mort debout ; La Rochejaquelein, dont les patriotes ordonnèrent de vérifier le cadavre, afin de rassurer la Convention au milieu de ses victoires. Cet homme, qui n’était rien, avait assisté à deux cents prises et reprises de villes, villages et redoutes, à sept cents actions particulières et à dix-sept batailles rangées ; il avait combattu trois cent mille hommes de troupes réglées, six à sept cent mille réquisitionnaires et gardes nationaux ; il avait aidé à enlever cent pièces de canon et cinquante mille fusils ; il avait traversé les colonnes infernales, compagnies d’incendiaires commandées par des conven­tionnels ; il s’était trouvé au milieu de l’océan de feu, qui, à trois reprises, roula ses vagues sur les bois de la Vendée ; enfin, il avait vu périr trois cent mille Hercules de charrue, compagnons de ses travaux, et se changer en un désert de cendres cent lieues carrées d’un pays fertile [...].
Dans la cohue du parloir, j’étais le seul à considérer avec admiration et respect le représentant de ces anciens Jacques, qui, tout en brisant le joug de leurs seigneurs, repoussaient sous Charles V, l’invasion étrangère : il me semblait voir un enfant de ces communes du temps de Charles VII, lesquelles, avec la petite noblesse de province, reconquirent pied à pied, de sillon en sillon, le sol de la France. II avait l’air indifférent du sauvage [...]. II ne parlait pas plus qu’un lion ; il se grattait comme un lion, bâillait comme un lion, se mettait sur le flanc comme un lion ennuyé et rêvait apparemment de sang et de forêts : son intelligence était du genre de celle de la mort. »

Tout Quatre-vingt-treize de Victor Hugo est en germe ici, avec un sens supérieur de ce que la vraie noblesse humaine, comme la vraie poésie, même la plus fruste, face au destin et à la bêtise, suppose de solitude, de liberté et d’ironie tragique.

Poète sans foyer

Ses deux « carrières » successives, celle d’homme de lettres sous l’Empire et celle d’homme poli­tique sous la Restauration, l’avaient-elles « diverti » de cet état de nudité féconde, qui est son véri­table élément de poète ? Son souci dominant, sous l’Empire et sous la Restauration, avait manifes­tement été sa rapatriation dans la société française et dans la civilisation européenne, dans un rang, dans des rôles, dans un héritage qui l’arrachent au néant où l’avaient maintenu sa famille, la société d’Ancien Régime, les princes émigrés de Bruxelles et de Londres et dont la Révolution lui avait révélé sans fard toute la vérité. Ces états et ces étapes d’anéantissement avaient mis à nu un poète. Il les revit l’une après l’autre avec une ironie rajeunie dans la rétrospection des Mémoires :

« Moi banni, vagabond, pauvre, consentirais-je à n’être plus la petite chose oubliée et douloureuse que je suis, pour avoir été un de ces morts fameux, puissants, rassasiés de plaisirs ? Oh ! la vie n’est pas tout cela ! Si du rivage de ce monde nous ne découvrons pas distinctement les choses divines, ne nous étonnons pas  : le temps est un voile interposé entre nous et Dieu, comme notre paupière entre notre cil et la lumière. »

Dans cette expérience extrême de l’humilité et de l’évidement, figures du dénuement de la nais­sance et de la mort, l’homme en lui a reconnu la condition commune d’accès au sentiment juste de la vie et de la vraie noblesse humaine : elle est aussi, pour le poète, l’épreuve qui fait affleurer à la fine pointe de l’âme ce qu’interdit de connaître la satiété du pouvoir, de la fortune et de la volupté : le pressentiment du divin. Pour le Chateaubriand des Mémoires comme pour le Montaigne des Essais, humanité et poésie ne se révèlent que dans l’expérience et l’acceptation de leurs limites mortelles. Remémorant son « voyage au bout de la nuit » de mourant halluciné sur la route de Thionville à Namur en 1792, il peut écrire rétrospectivement, avec une notation sonore de haïku taoïste : « Je m’évanouis dans un sentiment de religion : le dernier bruit que j’entendis était la chute d’une feuille et le sifflement d’un bouvreuil. »

Si ses succès littéraires à Paris, après 1800, lui ont valu fortune, voluptés et même pouvoir, le principe de ces succès (il y revient obstinément dans les Mémoires d’outre-tombe) s’enracine dans l’expérience conjuguée de la déréliction et du chant. La corde qu’il a su toucher avec une justesse d’« enchanteur » et qui a fait vibrer avec reconnaissance un public recru de Révolution et de Terreur, c’est celle des arrière-pays qu’ils révèlent à l’âme qui plie et ne rompt pas sous la tragédie et l’infortune. Même lorsqu’il a réussi à rendre célèbre son nom de ci-devant (qui l’avait condamné en 1792 à l’anonymat, à l’exil et au deuil), il n’a jamais perdu de vue ce qu’il y avait de prévarication dans les traites sociales que la littérature lui permettait de tirer sur son bannissement initial de la société. Sa vérité de poète n’avait pas son foyer central dans le personnage public qu’il était devenu, mais dans « cette petite chose oubliée et douloureuse » qu’il avait été et de qui il tenait le don du poète et du voyant. Ses livres ont toujours été des fouilles fructueuses dans ce « néant vaste et noir » qu’ils retournent en chant.

Une suite discontinue de recherches, qui ont pris tour à tour la forme de l’essai, du roman, de l’épopée, du récit de voyage, de la nouvelle, n’a jamais cessé de le reconduire plus ou moins près de cet état originel de terreur sur la ligne d’ombre, qui était son vrai ressort de poète. Toute son œuvre n’a fait qu’accumuler sous cet aiguillon travaux de terrassements et matériaux qui ont trouvé leur emploi et leur sens dans la basilique des Mémoires. Quand il a compris que ce principe de défaut de surcroît avait été aussi celui de sa génération, et à plusieurs reprises, avant même la Révolution, celui du royaume de France, quand sa « vie publique » l’a forcé à « faire l’histoire », puis à tenter de l’écrire, il est parvenu au delta de 1831 : l’essai autobiographique des Mémoires de ma vie, qui avait cherché déjà d’autres formes dans Atala, René, les Martyrs, s’est alors ajusté à cette Histoire de France qu’il n’écrirait jamais, dont il ne reste que des fragments dans les Études historiques publiées en 1831, mais qui se retrouve en perspective dans la nef engloutie des Mémoires d’outre-tombe.

Fraternité des âmes

Une sorte de longue agonie a suivi après 1841 ce long sursaut créateur. Cette œuvre quasi sacrée qu’il avait voulu, en ne la laissant publier que cinquante ans après sa mort, soustraire au public, au succès, à la littérature professionnelle, à la cuisine des journaux, il lui a fallu en tirer tout de même une rente qui lui assure de quoi vivre. Il a dû « hypothéquer sa tombe ». Cela a rongé d’amer­tume ses dernières années, et même alors, comme un « roi d’Égypte » (dixit Sainte-Beuve) qui aurait aperçu de son vivant, sans pouvoir intervenir, sa pyramide déjà guettée par les pilleurs de tombeaux, il a dû subir la réduction de ce délai de silence au lendemain immédiat de sa mort, et de surcroît, l’opprobre suprême d’une publication sous forme de feuilleton, dans le journal La Presse, d’Émile de Girardin.

Émile de Girardin avait tué en duel, en 1836, le jeune historien et journaliste républicain Armand Carrel, avec lequel le légitimiste Chateaubriand s’était lié depuis 1828. Comme ses Mémoires l’attes­tent, dans plusieurs longs chapitres de la quatrième partie, de profondes affinités avaient rapproché l’aîné et le cadet. Elles étaient d’abord politiques. À la duchesse de Berry, en 1832, Chateaubriand pouvait écrire :

« On concevrait une grande république émergeant de ce cataclysme social ; du moins serait-elle habile à hériter des conquêtes de la Révolution, à savoir la liberté politique, la liberté et la publicité de la pensée, le nivellement des rangs, l’admission dans tous les emplois, l’égalité de tous devant la loi, l’élection et la souveraineté populaires. »

Il s’accommoderait donc aisément du « nivellement des rangs » demandé par les républicains. La hiérarchie des âmes n’a rien à voir avec les hiérarchies terrestres. Telle avait été, pour ce ci-devant, la dure et durable leçon religieuse et morale de la Révolution, ignorée par les révolutionnaires. Or Chateaubriand avait reconnu une grande âme fraternelle dans le jeune républicain Carrel, il lui avait donné son amitié. Dans les Mémoires, il a dressé, à Armand Carrel, victime d’Émile de Girardin, le puissant homme de presse balzacien, un magnifique tombeau :

« Carrel tomba dans le bois qui vit tomber le duc d’Enghien : l’ombre du petit-fils du grand Condé servit de témoin au plébéien illustre et l’emmena avec elle. Ce bois fatal m’a fait pleurer deux fois : du moins je ne me reproche point d’avoir, dans ces deux catastrophes, manqué à ce que je devais à mes sympathies et à ma douleur [...]. Beaucoup de rois, de princes, de monstres, d’hommes qui se croyaient puissants, ont défilé devant moi ; je n’ai pas daigné ôter mon chapeau à leur cercueil et consacrer un mot à leur mémoire. J’ai trouvé plus à étudier et à peindre dans les rangs intermédiaires de la société que dans ceux qui font porter leur livrée ; une casaque brochée d’or ne vaut pas le morceau de flanelle que la balle avait enfoncée dans le ventre de Carrel. »

Comme celles qu’il a écrites pour célébrer l’obscur paysan vendéen qui n’était rien pour les émigrés titrés et frivoles de Londres, ces pages consacrées à Carrel attestent que la terreur calme inspirée à Chateaubriand par l’« avenir du monde » n’était due ni à une morgue d’aristocrate ni à un amour-propre de « grand écrivain ». La poésie épique et intime des Mémoires, rejoignant à sa manière celle des Essais et laissant derrière elle les Confessions de Rousseau, fait en réalité, de l’ironie de la mort, la « ligne d’ombre » qui soumet à son implacable épreuve de vérité les larmes, l’amitié, la liberté, la noblesse de cœur, l’intelligence de la vie, et la sonorité même de la parole qui les recueille et les confie à leur silencieux destinataire.