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Focus

À chaque siècle sa Manon

Portrait frontispice de l’abbé Prévost
Portrait frontispice de l’abbé Prévost

Bibliothèque nationale de France

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Véritable mythe au 19e siècle, adaptée au théâtre, à l'opéra et au cinéma dès 1910, Manon Lescaut a pourtant laissé ses contemporains dubitatifs. À chaque siècle sa lecture…

 Au 18e siècle : un fripon et une catin

Montesquieu

« J’ai lu ce 6 avril 1734 Manon Lescaut, roman composé par le P. Prévost. Je ne suis pas étonné que ce roman, dont le héros est un fripon et l’héroïne une catin qui est menée à la Salpêtrière, plaise, parce que toutes les actions du héros, le chevalier Des Grieux, ont pour motif l’amour qui est toujours un motif noble, quoique la conduite soit basse. Manon aime aussi, ce qui lui fait pardonner le reste de son caractère. »

Pensées

Sade

« Quelles larmes que celles qu’on verse à la lecture de ce délicieux ouvrage ! Comme la nature y est peinte, comme l’intérêt s’y soutient, comme il augmente par degrés, que de difficultés vaincues ! Que de philosophie à avoir fait ressortir tout cet intérêt d’une fille perdue ; dirait-on trop en osant assurer que cet ouvrage a des droits au titre de notre meilleur roman ? »

Idées sur les romans

Au 19e siècle : la force du sentiment

Alfred de Musset

« Manon ! Sphinx étonnant ! Véritable Sirène,
Cœur trois fois féminin, Cléopâtre en paniers !
[…]
Comme je crois en toi ! Comme je t’aime et je te hais !
Quelle perversité ! Quelle ardeur inouïe
Pour l’or et pour le plaisir ! Comme toute la vie
Est dans tes moindres mots ! Ah, folle que tu es,
Comme je t’aimerais, demain, si tu vivais ! »

Namouna, 1832

Gustave Flaubert

« Ce qu’il y a de fort dans Manon Lescaut, c’est le souffle sentimental, la naïveté de la passion qui rend les deux héros si vrais si sympathiques, si honorables, quoiqu’ils soient fripons ? C’est un grand cri du cœur, ce livre ; la composition en est fort habile ; quel ton d’excellente compagnie ! »

Correspondance, 16 septembre 1853

Sainte-Beuve

« Plus on lit Manon Lescaut, et plus il semble que tout cela soit vrai, vrai de cette vérité qui n’a rien inventé, et qui est copié sur nature. S’il y a un art, c’est qu’il est impossible au lecteur de sentir l’endroit où la réalité cesse, et où la fiction commence. Ce livre, avec tous ses étranges aveux, et avec l’espèce de mœurs si particulières qu’il présente, ne plaît tant que par le parfait naturel, et cet air d’extrême vérité. »

Causeries du lundi, t.IX, novembre 1853

Maupassant

« Puis voici Manon Lescaut, plus vraiment femme que toutes les autres, naïvement rouée, perfide, aimante, troublante, spirituelle, redoutable et charmante. En cette figure si pleine de séduction et d'instinctive perfidie, l'écrivain semble avoir incarné tout ce qu'il y a de plus gentil, de plus entraînant et de plus infâme dans l'être féminin. Manon, c'est la femme tout entière, telle qu'elle a toujours été, telle qu'elle est, et telle qu'elle sera toujours. Ne retrouvons-nous point en elle l'Ève du paradis perdu, l'éternelle et rusée et naïve tentatrice, qui ne distingue jamais le bien du mal, et entraîne par la seule puissance de sa bouche et de ses yeux l'homme faible et fort, le mâle éternel. »

Préface de l’édition de Manon Lescaut, Paris, Launette, 1885

Au 20e siècle : l’universalité des crapules

Jean Cocteau

« Quel cortège aux flambeaux de joueurs, de tricheurs, de buveurs, de débauchés, de descentes de police ! C’est ce parfum crapuleux de poudre à la maréchale, de vin sur la nappe et de lit défait qui donne à Manon la force de vivre à travers les siècles et de ne point se confondre avec d’autres figures dont les mouches et le sourire ne suffisent pas. »

Revue de Paris, octobre 1947

Pierre Mac Orlan

« Les aventures tendres et crapuleuses du chevalier sont de celles qui font d’un livre un roman qui s’adapte à toutes les époques de la vie sociale […] Transposée dans le climat de notre temps qui se situe dans les faubourgs de l’an 2000, l’histoire simplement dite par l’abbé devient un drame de la pègre, celui des truands de bonne famille, et de la rue, celui des filles immorales, mais charmantes, dont le cœur est comme le cœur des marguerites qui provoquent les doigts qui les effeuillent à la manière d’un jeu de hasard. »

Préface à Manon Lescaut, Gallimard, 1959