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Apollinaire sur le front : la bague à Lou

Par Claudette Joannis, Conservatrice en chef honoraire du patrimoine, spécialiste du bijou ancien

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Guillaume Apollinaire

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Juin 1915 : Guillaume Apollinaire (1880-1918) est au front. Sa chère Lou, la belle et aventureuse Louise de Coligny-Châtillon (1881-1963) rencontrée neuf mois auparavant à Nice répond mollement à sa passion. Si Guillaume montre une surprenante abnégation en acceptant l’amour de Lou pour Gustave Toutaint, dit Toutou, son amant « régulier », allant même jusqu’à encourager cette liaison, il exige tout d’elle, ses pensées, ses fantasmes, ses émois secrets, un don total de soumission dont Lou se lassera malgré les bijoux qu’il lui offrira.

Les petites bagues des tranchées de Guillaume Apollinaire

Alors qu’il est engagé dans l’artillerie française depuis décembre 1914, Guillaume Apollinaris de Kostrowitzky décide de quitter Nîmes où il fait ses classes depuis six mois. Il n’a pas encore reçu son certificat de naturalisation, mais après tout ce temps passé dans des exercices physiques répétitifs, il a hâte d’abandonner la monotonie de cette vie de garnison. D’ailleurs plus rien ne le retient à Nîmes. Après quatre rencontres ardemment et totalement partagées avec Marie-Louise de Coligny-Châtillon, les deux amants ne sont plus sur la même longueur d’onde. À défaut de leurs rencontres, trop brèves et espacées correspondant aux permissions de Guillaume, l’écriture va entretenir entre les amoureux et pendant un temps la flamme de leur passion. L’attente aiguise chez Guillaume son imagination et ses sens. Des heures inoubliables sont ainsi passées auprès de Lou : le poète exprime ses désirs et ses frustrations dans des lettres et des poèmes adressés à l’aimée. L’éloignement et la vie au front que Guillaume prend avec beaucoup de philosophie lui laissent là encore de longs moments de morosité qu’il occupe à la rédaction de lettres et à la confection de bagues pour celle qui reste, même après ses fiançailles avec Madeleine Pagès, son « petit Lou chéri ».

Guillaume Apollinaire |
Bibliothèque nationale de France

Pour elle, il va réaliser, ou simplement orner, deux bagues auxquelles il fait allusion à plusieurs reprises dans sa correspondance, vingt-cinq fois exactement. Le 7 avril 1915 Guillaume écrit : « On passe le temps à faire des bagues. Envoie-moi la mesure de ton annulaire, j’en ferai une très jolie avec une belle devise ». Le temps est long pour les soldats. Pour se désennuyer ils fabriquent de petits objets avec le cuivre ou le laiton des douilles ou l’aluminium des fusées d’obus allemands récupérés .

Mes hommes trouvent mille petits moyens ingénieux pour se distraire, actuellement la fabrication des bagues en aluminium fait fureur, ils les taillent dans des fusées d’obus, les boches fournissent ainsi la matière première à l’œil ! Certains sont devenus très habiles et je porte moi-même une jolie bague parfaitement ciselée et gravée par un légionnaire.

Marcel Planquette, Lettre datée du 2 novembre 1914, dans Guerre et Poste 1870-1945, Paris, Casterman-Musée de la Poste, 2007, p. 50.

La bague de tranchée |
BnF/Retro-News-BnF

« Je veux te sculpter une bague très pure dans un métal d’effroi »

Le 9 avril 1915 Guillaume qui a été nommé brigadier, écrit : « J’entends un bruit de forge pas loin, sans voir la forge. Les fantassins font tous des bagues pour leur femme, leur bonne amie, pour les officiers, je t’enverrai la mienne dès que t’auras déménagé¹ », ce qu’il fait le jour suivant. Cet artisanat de tranchée nécessite en effet tout un matériel pour faire fondre le métal, le forger et le décorer. Des journaux comme Le Miroir ou Lectures pour tous montrent les « poilus » entourés de leur outillage de fortune, devant un étau, coulant l’aluminium dans leurs casques ou limant la bague découpée dans un tube. Pour Guillaume c’est une nouveauté et il s’y applique, gravant un « je t’aime Lou », à l’égal d’un « je t’aime Titine » ou d’une marguerite quand la jeune fille a le prénom de la fleur. Lou est-elle heureuse de ce cadeau ? De toute évidence elle est longue à répondre car Guillaume ne cesse de demander : « et la bague ? ». Ce peu d’enthousiasme n’empêche pas l’amoureux de confectionner une seconde bague. Comme Lou ne répond toujours pas, il lui explique comment prendre la dimension de son doigt : « La mesure de ton annulaire, je crois que tu peux la prendre toi-même au moyen d’un fil de soie plusieurs fois enroulé autour de ton doigt et noué » (lettre du 19 mai 1915). Peu pressée, Lou n’envoie rien et Guillaume s’impatiente : « J’attends la mesure. » À défaut de bague il lui fait parvenir le 4 juin, un petit paquet contenant un sifflet fait avec deux plumes d’épervier, les élytres d’un insecte (?), « le tout enveloppé dans un journal américain cubiste que tu auras la bonté de ne pas jeter car j’y tiens ». Pour lui-même, il se fabrique une canne en tige de betterave « vert tendre exquis ». Là est bien la preuve que notre brigadier s’ennuie et que sa grande occupation est l’attente des lettres de Lou, qui, remarque-t-il, sont de plus en plus courtes, et de ses photos.

Atelier de confection de bagues dans les tranchées |
Bibliothèque nationale de France

Les joailliers du front |
Bibliothèque nationale de France

Guillaume Apollinaire, orfèvre de guerre

Le 26 juillet 1915, Guillaume peut enfin commencer cette deuxième bague exécutée en deux jours et à l’intérieur de laquelle il grave « Gui aime Lou ». Cette inscription, Guillaume a eu du mal à la graver et il attend la réaction de Lou. Le 13 août il demande par écrit si le cœur envoyé précédemment (peut-être un bijou en aluminium) et la bague sont arrivés en bon état. « Pour la bague, je crois que c’est la plus jolie que j’ai faite et même peut-être une des plus jolies qu’on ait faites avec cet aluminium boche, j’y ai mis mon peu de goût et tout mon amour ». L’épistolier ajoute : « J’ai trouvé un chargeur anglais, je me suis fait un porte-plume avec une balle boche et une balle anglaise. » Comme tous les autres poilus, hormis l’attente et la rédaction de lettres, Apollinaire se livre donc à cet « art de l’ennui » qui occupe et distrait entre les attaques et qui devient les années passant un succès commercial comme le démontre la conservatrice en chef du Patrimoine, Madeleine Blondel.

Comme toujours Lou fait attendre sa réponse. Le 14 août l’amoureux s’inquiète : « Plus de lettres, rien. Qu’est-il arrivé… allons petit Lou écris vite. Dis si t’as reçu la bague ? Si tu me laisses sans nouvelles de toi, c’est pas gentil du tout ». Le 18 août une lettre arrive enfin et Guillaume se réjouit que la bague ait fait plaisir. La dernière allusion à ce bijou se trouve dans le poème L’Adieu au cavalier que Guillaume envoie à son « p’tit Lou » le 20 septembre 1915 :

« Ah Dieu que la guerre est jolie
Avec ses chants, ses longs loisirs
La bague si pâle est polie
Et le cortège des désirs.²»

Fragment d'une bague façonnée pour Lou |
© DR

Dernier épisode relatif à cette bague : son existence aujourd’hui. Elle a été montrée en 2005 à l’Historial de la Grande Guerre à Péronne, dans une exposition intitulée Apollinaire au feu, c’est un anneau en laiton ciselé avec une plaque rivetée sur laquelle on peut lire maladroitement gravé : « Gui aime Lou ». Il s’agirait donc bien de cette bague si laborieusement travaillée par Apollinaire quand il était au front et destinée à Lou. Néanmoins on est surpris de voir cette inscription aussi visible car Guillaume redit plusieurs fois qu’il grave la phrase à l’intérieur de l’anneau. En aurait-il fait une troisième ? C’est peu probable car à partir de la fin de l’année 1915, les relations entre les anciens amants se distendent et Guillaume est à présent fiancé à Madeleine Pagès rencontrée dans le train au début de l’année. D’ailleurs à la même période, en août 1915, le poète entretient une double relation amoureuse et épistolaire. Il écrit à son nouvel amour le 11 août :

Vous m’attendez ayant aux doigts
De pauvres bagues en aluminium pâle comme l’absence
Et tendre comme le souvenir
Métal de notre amour métal semblable à l’aube

Guillaume Apollinaire, Tendre comme le souvenir, Paris, Gallimard, 1952, p. 91

Déjà Madeleine a remplacé Lou qui ne sera donc pas la seule à recevoir les témoignages de passion de Guillaume. Demeure donc cette petite bague d’aluminium, illustration d’une passion de sept mois que le désir, l’éloignement et les sentiments du poète ont magnifiée.

Notes

Lou qui est allée voir son amant Toutou à Nancy, s’arrête à Saint-Jean Cap-Ferrat avant de s’installer dans l’appartement parisien d’Apollinaire, 202 Boulevard Saint-Germain.
Le poème sera repris dans Calligrammes avec cette variante : « Cette bague je l’ai polie / Le vent se mêle à vos soupirs ».

Les petites bagues des tranchées de Guillaume Apollinaire

Flèche saignante

Guillaume Apollinaire

La bague de tranchée

« Je veux te sculpter une bague très pure dans un métal d’effroi »

Atelier de confection de bagues dans les tranchées

Les joailliers du front

Guillaume Apollinaire, orfèvre de guerre

Fragment d'une bague façonnée pour Lou

Notes

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