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La franc-maçonnerie française au 19e siècle

République française. Liberté, Égalité, Fraternité
République française. Liberté, Égalité, Fraternité

© Bibliothèque nationale de France

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Durant le 19e siècle, malgré les instabilités politiques, les maçons élaborent les fondements d'une morale indépendante des croyances religieuses. Soutiens du mouvement mutualiste et coopératif, ils préconisent une école publique gratuite, obligatoire, puis laïque. À la fin du siècle, un nouvel intérêt pour les rituels et les symboles accompagne le réveil d'un courant déiste, minoritaire.

De tous les combats contre le despotisme

La plus importante obédience maçonnique au 19e siècle est le Grand Orient de France, choyé sous l’Empire, opportunément rallié aux Bourbons. Dans une France réduite à l’Hexagone et où s’enracine un antimaçonnisme attisé par le clergé et des émigrés, il perd en 1815 les deux tiers de ses loges et ne regroupe plus que douze mille membres. La deuxième obédience, le Suprême Conseil de France (SCDF), dont les dignitaires sont titulaires du trente-troisième degré du rite écossais ancien et accepté, s’émancipe du Grand Orient et constitue en 1822 une Grande Loge centrale divisée en trois sections gérant les ateliers des divers grades du rite. Les frères Bédarride implantent une troisième obédience pratiquant un rite néoégyptien dit « de Misraïm ». Le Grand Orient, où le rite français est le plus communément pratiqué au niveau des loges et le rite écossais dans les ateliers supérieurs, ne reconnaît pas comme réguliers ces deux nouveaux concurrents, et il obtient, en 1822, la fermeture des loges misraïmites, accusées d’accueillir des comploteurs bonapartistes. Elles seront rouvertes en 1830 mais resteront marginales, tout comme celles d’un autre rite néoégyptien, celui de Memphis, fondé sous la monarchie de Juillet par Marconis de Nègre.

Les loges, sous le contrôle des services de police et des municipalités, sont tenues de respecter l’interdiction de débattre de sujets politiques ou religieux et les deux obédiences prennent soin de porter à leur direction des maçons susceptibles d’assurer leur protection. Au Grand Orient, la grande maîtrise est déclarée vacante et les maréchaux Beurnonville et Macdonald, ralliés aux Bourbons, sont promus grands maîtres adjoints. Le souverain grand commandeur du Suprême Conseil de France est le duc de Valence, auquel succéderont des aristocrates légitimistes et libéraux : Ségur, Choiseul-Stainville et Decazes. Si la majorité des maçons se satisfait de la charte octroyée et pleure sincèrement la mort du frère de Berry, beaucoup s’indignent de la loi du double vote, qui permet aux plus riches de voter deux fois alors que le suffrage est censitaire. Deux loges, Les Amis de la Vérité et Les Amis de l’Armorique, fondent la Charbonnerie, une société secrète hostile au pouvoir, qui sera décimée par la répression.

Sous le règne clérical de Charles X, des loges s’agitent et, en 1829, le frère La Fayette, chef de l’opposition, est reçu triomphalement par celles de Lyon ; puis, en 1830, la chute des Bourbons est accueillie avec enthousiasme par le Grand Orient de France et le Suprême Conseil de France, momentanément réconciliés sous le drapeau tricolore. Les deux instances ne se reconnaîtront qu’en 1841 et vivront dès lors dans une relative bonne entente.

Le marquis de La Fayette, major général des armées des États-Unis d’Amérique, en pied
Le marquis de La Fayette, major général des armées des États-Unis d’Amérique, en pied |

Bibliothèque nationale de France

Mort du général La Fayette
Mort du général La Fayette |

Bibliothèque nationale de France

Durant quelques mois, les maçons ont pu penser que Louis-Philippe, le « roi-citoyen », allait faire avancer le pays vers la démocratie, mais dès 1832 le gouvernement est dirigé par le parti de la résistance, qui veut rétablir l'ordre ; à la suite d'émeutes, il devient en 1835 interdit de se dire républicain. Ces affrontements ont des conséquences au sein de la franc-maçonnerie, où l'idée républicaine progresse du fait de l'impopularité grandissante du pouvoir et de l'évolution du recrutement. Des ouvriers, artisans, employés, petits commerçants ou entrepreneurs, privés du droit de vote, sont initiés en plus grand nombre, et de ce fait certaines loges se montrent plus sensibles aux idées démocratiques, voire socialistes ; d'où également une activité sociale ou charitable, avec la création de mutuelles, de cours d'alphabétisation ou de formations professionnelles, la distribution de soupes, de bons de pain et de viande pour les déshérités.

Épée maçonnique « flamboyante » de Lafayette
Épée maçonnique « flamboyante » de Lafayette |

© Musée de la Franc‑maçonnerie

Il se répand l'idée que la maçonnerie, fille des Lumières, doit être non seulement philanthropique, mais aussi « philosophique et progressive », et qu'elle a été à l'origine de la devise « Liberté, Égalité, Fraternité ». Des maçons vibrent pour tous les combats contre le despotisme, soutiennent les révoltes des peuples grec, italien et polonais. D'autres, à l'opposé, s'inquiètent d'une prolétarisation source de difficultés et veulent que le Grand Orient augmente les cotisations pour promouvoir une action charitable digne de l'institution.

L’avènement de la IIe République, en 1848, est salué par des « batteries d’allégresse ». Les maçons pensent que leur devoir est de bâtir, selon les plans d’un Grand Architecte de l’univers, une société plus juste et plus éclairée. Ils sont partie prenante de l’idéalisme quarante-huitard, généreux et fraternel, participent derrière leurs bannières aux obsèques des victimes des combats de rue. Le Grand Orient est reçu par le gouvernement provisoire. Un club maçonnique à finalité politique se constitue, et une centaine de frères sont élus représentants du peuple. Cependant, en décembre, le prince Louis Napoléon Bonaparte devient président de la République et, en mars 1849, les monarchistes gagnent les élections, d’où, à nouveau, la recommandation de s’abstenir en loge de propos antigouvernementaux. Le Suprême Conseil de France se scinde. Sa fraction la plus avancée fonde en 1848 une Grande Loge nationale de France. Elle est interdite en 1851 sous l’accusation d’être une officine socialiste.

Portrait de Victor Schoelcher
Portrait de Victor Schoelcher |

Bibliothèque nationale de France

Adolphe Crémieux (1796-1880)
Adolphe Crémieux (1796-1880) |

Bibliothèque nationale de France

Le Grand Orient, pour assurer sa survie après le coup d’État du 2 décembre 1851, fait appel au prince Murat, cousin de l’empereur, qui est élu grand maître pour neuf ans. Mais ce dernier se rend insupportable par son autoritarisme, et, en 1861, il doit renoncer à se représenter. L’empereur refuse le choix du convent, qui s’est porté sur Jérôme Bonaparte, et désigne comme successeur à Murat le maréchal Magnan, un des exécutants du coup d’État.

L’évolution politique et économique contraint Napoléon III à libéraliser progressivement son régime et Magnan puis son successeur, le général Mellinet, sont conduits à en tenir compte. Les loges des deux obédiences s’enhardissent et tendent à devenir des sociétés de pensée où la parole est libre et les thèmes abordés, plus audacieux. Des maçons élaborent les fondements d’une morale indépendante des croyances religieuses, appuient le mouvement mutualiste et coopératif et préconisent une école publique gratuite et obligatoire puis laïque. En 1870, le nouveau grand maître du Grand Orient de France, Léonide Babaud-Laribière, est un républicain, alors qu’un autre républicain, Adolphe Crémieux, préside le Suprême Conseil de France.

De la Commune à la réaffirmation des valeurs républicaines

Les maçons se mobilisent pour la défense de la république, proclamée le 4 septembre 1870. Son gouvernement provisoire est majoritairement composé d’initiés, mais les élections législatives, en février 1871, sont gagnées par les monarchistes. Refusant les conditions de la paix et les mesures prises par le gouvernement Thiers, Paris se soulève le 18 mars. Une fraction de la maçonnerie parisienne adhère à la Commune. Une autre, appuyée par les loges de province, tente vainement d’obtenir des négociations pouvant mettre un terme à la guerre civile. Au désespoir, les francs-maçons de toutes obédiences défilent le 29 avril pour exercer une ultime pression sur les versaillais. La Commune est écrasée et de nombreux maçons sont tués, arrêtés ou en fuite.

La Commune, les loges au côté du petit peuple de Paris
La Commune, les loges au côté du petit peuple de Paris |

Bibliothèque nationale de France

Détenus politiques, Belle Île
Détenus politiques, Belle Île |

Bibliothèque nationale de France

De 1872 à 1877, jusqu’à la défaite de l’Ordre moral, la maçonnerie est à nouveau contrainte à la prudence. En 1875, la référence à Dieu est remplacée au Suprême Conseil de France par celle en un principe créateur, et, en 1877, sur rapport du pasteur Desmons, la liberté absolue de conscience se substitue à la croyance en Dieu, ce qui provoque la rupture avec les obédiences britanniques. En 1880, l’aile la plus avancée du Suprême Conseil de France fonde une Grande Loge symbolique écossaise sans invocation du Grand Architecte. Une de ses loges, Les Libres Penseurs du Pecq, initie l’écrivaine rationaliste Maria Deraismes. En 1893, avec Georges Martin, elle fonde la première obédience mixte et féministe : Le Droit humain. En 1894, les loges du Suprême Conseil de France s’émancipent et créent la Grande Loge de France, pratiquant les trois degrés symboliques – le Suprême Conseil de France ne gère plus alors que les ateliers supérieurs du rite écossais. Elle est rejointe par une majorité des membres de la Grande Loge symbolique écossaise, conduite par Gustave Mesureur. Un petit groupe maintient cette obédience, qui, devenue mixte, initie en 1904 Louise Michel. En 1906, la Grande Loge de France autorise l’ouverture d’une loge féminine dite « d’adoption ».

Frédéric Desmons (1832-1910)
Frédéric Desmons (1832-1910) |

© Musée de la Franc‑maçonnerie

Portrait de Vincent Piéglowski
Portrait de Vincent Piéglowski |

© loge L’Harmonie universelle

L’idéal maçonnique tend à se confondre avec les valeurs républicaines. Les maçons viennent en loge non seulement pour pratiquer un rituel et jouir des plaisirs de la fraternité, mais aussi pour bâtir une France démocratique, laïque et sociale qui serait un modèle pour tous les peuples. Des modérés, des radicaux, des socialistes, quelques anarchistes s’y rencontrent, confrontent leurs idées, élaborent des propositions dont débattent les convents. Les maçons luttent contre leurs mêmes adversaires cléricaux, monarchistes puis nationalistes et antisémites. Les loges envoient au Conseil de l’ordre (Grand Orient de France) ou au Conseil fédéral (Grande Loge de France) des élus de gauche, et les deux obédiences sont dirigées de 1894 à 1914 par des radicaux.

Bien représentés au Parlement, dans les conseils municipaux, les cercles ou comités, au sein de la libre pensée, des ligues de l’enseignement et des droits de l’homme, les maçons compensent par leur militantisme leur faiblesse numérique (29 000 membres pour le Grand Orient de France et 8 400 pour la Grande Loge de France en 1914). Ils sont parmi les promoteurs des lois scolaires adoptées sous le ministère du frère Jules Ferry. Ils sont à l’origine du droit au divorce et du droit à la crémation, de la laïcisation progressive du personnel des écoles et des hôpitaux, et ont été les propagandistes de la séparation des Églises et de l’État, votée en 1905 sans que, pour autant, les convents en aient élaboré un projet consistant. Les francs-maçons se considèrent comme un trait d’union entre les diverses composantes du parti républicain.

Une maçonnerie donc extravertie, sûre de ses valeurs et confiante dans l’avenir se manifeste ici.

Bannière de création de l’Orphelinat maçonnique
Bannière de création de l’Orphelinat maçonnique |

© GLDF

Chants maçonniques du F... Édouard Brughière
Chants maçonniques du F... Édouard Brughière |

© Archives départementales du Tarn

L’action s’est surtout déployée dans le domaine social ou sociétal, avec des débats sur des sujets aussi divers que la recherche de la paternité, l’aide aux filles mères, la santé publique, les accidents du travail, les retraites ouvrières, les salaires, le logement, le droit syndical. Les loges ont impulsé la création de mutuelles, de coopératives, de patronages laïcs, d’universités populaires, et des maçons ont préparé la naissance, en 1901, du Parti radical puis, en 1905, celle de la SFIO (Section française de l’Internationale ouvrière).

Le frère socialiste Arthur Groussier a été le maître d’œuvre du Code du travail.

Conférence de Frédéric Auguste Bartholdi en loge
Conférence de Frédéric Auguste Bartholdi en loge |

© Bibliothèque du GODF

Frédéric Auguste Bartholdi (1834-1904)
Frédéric Auguste Bartholdi (1834-1904) |

© Bibliothèque nationale de France

La perte de l’Alsace-Lorraine, où les loges du Grand Orient ont dû se saborder, explique que la maçonnerie ait été très patriote sans verser dans le nationalisme, d’où sa participation, après quelques hésitations, au combat contre le général Boulanger puis le soutien apporté à la cause du capitaine Dreyfus. Les loges, qui craignent un coup d’État militaire, posent la question du recrutement de leurs cadres. Il en résulte des projets tendant à sa démocratisation, et des maçons radicaux du Grand Orient de France adressent des fiches au ministère de la Guerre pour signaler les cas d’officiers réactionnaires, d’où une accusation de délation quand l’affaire éclate en 1904. Les deux obédiences, à la fin du siècle, s’impliquent dans le mouvement pacifiste et pour le rapprochement franco-allemand. Les questions économiques sont abordées, comme celles des nationalisations ou de l’impôt sur le revenu, préconisé par le gouvernement présidé par le frère Léon Bourgeois. Les questions coloniales ne sont pas négligées. Les loges qui s’implantent en Asie ou en Afrique agissent en faveur des populations, mais elles se heurtent aux missions et ne recrutent que peu d’indigènes.

Remise de la statue colossale de la Liberté à Mr Morton, ambassadeur des États-Unis
Remise de la statue colossale de la Liberté à Mr Morton, ambassadeur des États-Unis |

Bibliothèque nationale de France

Les travaux de la statue colossale de la Liberté, exécutée par M. Auguste Bartholdi
Les travaux de la statue colossale de la Liberté, exécutée par M. Auguste Bartholdi |

Bibliothèque nationale de France

Les convents ont aussi débattu de questions maçonniques et s’intéressent davantage, en fin de siècle, aux rituels et aux symboles, ce qui témoigne du réveil d’un courant déiste minoritaire dont l’une des manifestations est la résurgence d’un rite écossais rectifié, d’essence chrétienne, tombé en désuétude dans les années 1840. En 1913, deux loges se retirent du Grand Orient de France et fondent une petite obédience, la GLNIR (Grande Loge Nationale indépendante et régulière), reconnue par la Grande Loge unie d’Angleterre. En 1914, alors que le gouvernement est présidé par le frère René Viviani, la maçonnerie est partie prenante de l’Union sacrée face à l’agression allemande.

Le schisme entre la grande loge unie d’Angleterre et le Grand Orient de France
Le schisme entre la grande loge unie d’Angleterre et le Grand Orient de France |

© Bibliothèque du GODF