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Focus

Atala : analyses d’un récit

Du 19e siècle à nos jours, les littérateurs se penchent sur les mystères d’Atala et offrent quelques pistes de réflexion sur l’un des romans phares de Chateaubriand.

Sainte-Beuve

Écrivain du 19e siècle, critique littéraire reconnu, Sainte-Beuve analyse l’œuvre de Chateaubriand à travers l’œil de son siècle. Il questionne le caractère des personnages, leur vertu, leur rapport au christianisme, et leur appartenance à la « civilisation », selon les conventions de son époque.

« Voici donc Atala qui nous apparaît à première vue avec je ne sais quoi de vertueux et de passionné : il est difficile de dire ce que peut être dans cette circonstance ce je ne sais quoi de vertueux. L’auteur, ou du moins Chactas, assure qu’elle y joignait une extrême sensibilité qu’il distingue de la mélancolie profonde. Atala est-elle ou n’est-elle pas une Sauvage ? Est-elle une personne civilisée ? Je sais qu’elle est chrétienne par sa mère, mais il faut convenir qu’elle l’est par le vœu et par le désir plutôt que par l’esprit. Elle dira d’elle-même qu’enfant elle croissait fière comme une Espagnole et comme une Sauvage. On laisse dire ces choses aux autres plutôt qu’on ne les sait dire soi-même de soi. En un mot Atala, pas plus que Chactas, n’a une physionomie morale, une et reconnaissable. C’est un mélange d’impressions, d’observations déjà raffinées, et de sentiments qui veulent être primitifs. Le christianisme en elle est plaqué. […]
On me dira que Chactas est un Sauvage. Il le serait plus, s’il ne se piquait pas tant de l’être. Chactas cependant ne peut rien comprendre aux contradictions d’Atala qui l’aime et le repousse, qui l’enchante et le désole sans cesse. La scène de l’orage va lui livrer la clef de ce cœur combattu. Sous les coups redoublés du tonnerre, à la lueur des pins embrasés, Atala lui raconte son histoire : Atala est chrétienne. Elle n’est pas, comme on le croit, la fille du magnanime Simaghan, elle est la fille de Lopez, de ce vieil Espagnol qui fut le bienfaiteur de Chactas. Mais laissons cette romanesque histoire. La beauté de la scène (et elle est grande) se retrouve tout entière dans la situation, dans l’immensité de l’orage et de l’incendie, dans la résistance, motivée ou non, d’une simple et fragile mortelle, dans ce cri de Chactas qui est plutôt déjà celui de René, celui de tout cœur malade et ulcéré qui se retourne et cherche ses représailles contre le Ciel. […] »

Étude littéraire sur Chateaubriand, dans Œuvres complètes de Chateaubriand, Paris, Librairie Garnier frères, 1859, tome I, p. 43-44 et 48-49

Les littérateurs du 21e siècle analysent l’œuvre de Chateaubriand avec le recul que confère le temps passé. Deux cents ans après la publication d’Atala, les critiques littéraires Michel Crépu et Jean-Claude Berchet s’attachent davantage au style de l’auteur, son esthétique, sa poésie.

Michel Crépu

« Atala est le récit d’une passion incestueuse brisée par l’interdit religieux. Atala, jeune Indienne convertie au christianisme, s’est suicidée parce qu’elle ne voulait pas rompre son vœu de chasteté promis à sa mère. Son amour pour Chactas – dont elle apprend qu’ils ont le même père adoptif, Lopez – a précipité le drame : pour ne pas désobéir à l’autorité maternelle, elle a préféré la mort. L’ironie est qu’Atala a été trop vite à boire le poison. Elle est morte sur un malentendu : elle a préféré se suicider plutôt que de rompre un vœu que lui réclamait la religion. Elle a eu tort : la religion ne lui en demandait pas tant. C’est ce que le père Aubry aurait eu le plaisir de lui annoncer, comme à la fin d’une comédie de Molière, s’il n’était arrivé trop tard. […]
À sa parution, en 1801, Atala eut un succès prodigieux. On jouissait, à la lecture, de la façon dont Chateaubriand avait serré les nœuds : la religion comme une figure du destin, jouant à la fois de l’autorité et de la compassion, de l’obéissance et de la transgression. Il y a dans Atala une façon très particulière d’exacerber le drame en le vidant de sa substance : un « c’est trop bête » colore le drame d’une nuance voltairienne […]. Ce n’est pas un défaut mais une stratégie esthétique de distance à l’égard du pathos sans pour autant renoncer à ses bénéfices. C’est que nous sommes ici, avec Atala ou René, trop loin dans le vertige allégorique pour laisser ne fût-ce qu’une petite place au libre jeu d’une subjectivité. »

Le souvenir du monde : essai sur Chateaubriand, Paris, Grasset, 2011, p. 183.

Jean-Claude Berchet

« Dans Atala, le lexique, les images, la syntaxe même semblent renvoyer à une activité onirique. Certains épisodes privilégiés baignent dans une mystérieuse lumière nocturne, tandis que la narration tout entière se présente comme un récit de rêve : « une nuit, à la clarté de la lune, tandis que tous les Natchez dorment au fond de leurs pirogues, et que la flotte indienne, élevant ses voiles de peaux de bêtes, fuit devant une légère brise, René, demeuré seul avec Chactas, lui demande le récit de ses aventures ». Le Nouveau Monde a donc dans ce roman une éminente fonction poétique. Il autorise, loin des anciens parapets, le dérèglement des codes. Pour faire parler ses Indiens, Chateaubriand crée un idiome insolite qui utilise toutes les ressources du langage figuré et qui imite la savoureuse énergie de la poésie primitive (la Bible, Homère, Ossian). Ce sont parfois de véritables poèmes en prose, comme la chanson de Mila ou celle de la « patrie absente », qui suggèrent avec bonheur une sorte de lyrisme naturel, propre à la vie […]. Si le paysage américain déploie la splendeur pittoresque de sa faune et de sa flore, il impose aussi la respiration de son immensité. Il constitue un alibi commode pour développer une technique du paysage sensoriel que le jeune écrivain porte à la perfection. Le peintre commence par disposer des notations visuelles qui lui servent à « composer » puis à remplir son tableau ; interviennent ensuite des sensations plus ténues ou plus insinuantes, sons ou parfums, légères impressions tactiles qui servent à instaurer dans le visible une vibration, une profondeur, une présence invisible. Ainsi tous les sens sont convoqués, dans un ordre immuable, pour intérioriser le paysage, en lui donnant une dimension inconnue jusqu’alors. Au lieu de le contempler du dehors, comme un pur objet de délectation, on se laisse envahir par la palpitation de son murmure, de plus en plus assourdi, jusqu’à se confondre avec son propre souffle. Il en résulte dans le texte un gonflement puis un brisement de vague, que viennent accentuer rythmes et sonorités de la langue. Atala fut salué par les plus perspicaces comme un ouvrage propre à révolutionner celle-ci. »

Chateaubriand, Paris, Gallimard, 2012, p. 325.