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Focus

Madame Bovary face à la critique

La parution de Madame Bovary en 1857 provoqua une véritable onde de choc dans le milieu littéraire : la critique se divise entre les inflexibles détracteurs de Flaubert, qui reprochent au roman son immoralité, et les farouches défenseurs de l'auteur et de son œuvre (dont Charles Baudelaire, lui-même condamné pour outrage à la morale avec ses Fleurs du mal), applaudissant sa modernité. 

Des opinions divergentes

Charles Baudelaire

« Plusieurs critiques avaient dit : cette œuvre, vraiment belle par la minutie et la vivacité des descriptions, ne contient pas un seul personnage qui représente la morale, qui parle la conscience de l'auteur. Où est-il, le personnage proverbial et légendaire, chargé d'expliquer la fable et de diriger l'intelligence du lecteur   En d'autres termes, où est le réquisitoire ?
Absurdité ! Éternelle et incorrigible confusion des fonctions et des genres ! — Une véritable œuvre d'art n'a pas besoin de réquisitoire. La logique de l'œuvre suffit à toutes les postulations de la morale, et c'est au lecteur de tirer les conclusions de la conclusion.
Quant au personnage intime, profond, de la fable, incontestablement c'est la femme adultère ; elle seule, la victime déshonorée, possède toutes les grâces du héros. — Je disais tout à l'heure qu'elle était presque mâle, et que l'auteur l'avait ornée (inconsciemment peut-être) de toutes les qualités viriles. »

L'Artiste, 18 octobre 1857 (à lire sur Gallica).

Charles Augustin de Sainte-Beuve

« Tout en me rendant bien compte du parti pris qui est la méthode même et qui constitue l’art poétique de l’auteur, un reproche que je fais à son livre, c’est que le bien est trop absent ; pas un personnage ne le représente. […] Pourquoi ne pas avoir mis là un seul personnage qui soit de nature à consoler, à reposer le lecteur par un bon spectacle, ne pas lui avoir ménagé un seul ami ? […] Voilà mes objections à un livre dont je prise très haut d’ailleurs les mérites, observation, style (sauf quelques taches), dessin et composition. […] Fils et frère de médecins distingués, M. Gustave Flaubert tient la plume comme d’autres le scalpel. Anatomistes et physiologistes, je vous retrouve partout ! »

« Madame Bovary », Causeries du lundi, Garnier frères, tome XIII, 1858 (à lire sur Gallica).

Une œuvre consacrée par la postérité

Émile Faguet

« Mme Bovary, l’immortelle Mme Bovary, aussi immortelle que l’immortel Homais, est le plus complet portrait de femme que je connaisse dans toute la littérature, y compris Shakespeare, y compris Balzac. Pour elle, Flaubert ne s’est pas contenté de nous suggérer sa biographie ; il a fait sa biographie tout entière, minutieusement, patiemment, année par année, quelquefois jour par jour, avec le sentiment et l’intelligence à la fois de l’évolution nécessaire d’un caractère et de tous les changements successifs qui doivent arriver dans son état, et du dénouement qui doit s’ensuivre. C’est la vie entière d’une âme qui se déroule sous nos yeux, avec la logique immanente qui préside aux démarches d’une âme humaine. »

Flaubert, Hachette, Les grands écrivains français, 1899 (à lire sur Gallica).

« La composition du livre est une merveille. L’auteur a trouvé le moyen de nous faire vivre de la vie d’une petite ville sans que les mille tableaux où il nous la montre empiétassent jamais sur le personnage principal et en détournassent notre attention. Emma occupe toujours le centre du tableau, et nous ne cessons jamais de la voir et de la sentir présente, même quand on nous entretient de Tuvache ou de Binet. L’arrangement de la scène du comice agricole est à cet égard un chef-d’œuvre. »

Flaubert, Hachette, Les grands écrivains français, 1899 (à lire sur Gallica).

Émile Zola

« Quand Madame Bovary parut, il y eut toute une révolution littéraire. Il sembla que la formule du roman moderne, éparse dans l’œuvre colossale de Balzac, venait d’être réduite et clairement énoncée dans les quatre cents pages d’un livre. Le code de l’art nouveau se trouvait écrit. Madame Bovary avait une netteté et une perfection qui en faisaient le roman type, le modèle définitif du genre. […]
Je l’ai dit, la publication de Madame Bovary fut un événement considérable. Le sujet du livre pourtant, l’intrigue, était des moins romanesques. Mais il faut lire l’œuvre toute palpitante de vie. Il y a des morceaux célèbres, des morceaux qui sont devenus classiques… Toute l’œuvre d’ailleurs, jusqu’aux moindres incidents, a un intérêt poignant, un intérêt nouveau, inconnu jusqu’à ce livre, l’intérêt du réel, du drame côtoyé tous les jours. Cela nous prend aux entrailles avec une puissance invincible… Je l’ai dit, le succès de Madame Bovary fut foudroyant. D’une semaine à l’autre, Gustave Flaubert fut connu, célébré, acclamé. Il n’y a pas d’autre exemple, dans ce siècle, à notre époque où vingt volumes répandent à peine le nom d’un auteur, d’une réputation acquise ainsi du premier coup. Et ce n’était pas seulement de la popularité, mais de la gloire. On le mettait au premier rang, à la tête des romanciers contemporains. Depuis vingt ans, il garde au front l’auréole de ce triomphe. »

Les romanciers naturalistes : Balzac, Stendhal, Gustave Flaubert, Edmond et Jules de Goncourt, Alphonse Daudet, les romanciers contemporains, Paris, Charpentier, 1881, pp. 125-221 (à lire sur Gallica).

Une popularité jamais démentie

Nathalie Sarraute

« S’il fallait apporter la preuve que ce qui compte en littérature, c’est la mise au jour, ou la recréation d’une substance psychique nouvelle, aucune œuvre, mieux que Madame Bovary, ne pourrait la fournir.
Cet élément neuf, cette réalité inconnue dont Flaubert, le premier, a fait la substance de son œuvre, c’est ce qu’on a nommé depuis l’inauthentique. […] Chacun se souvient de cet univers en trompe l’œil. Le monde que voit Mme Bovary, tous ses désirs, ses imaginations, tous ses rêves, sur lesquels elle cherche à construire son existence, sont constitués par une succession de chromos fournis par toutes les formes les plus dégradées et galvaudées du romantisme. Qu’on se rappelle ses rêveries de jeune fille, son mariage, ses désirs de luxe, sa vision de la vie des grands, des milieux "artistes et bohèmes", de la vie parisienne, ses ferveurs mystiques, son amour maternel, ses amours charnelles, tous ces rôles que perpétuellement elle joue et se joue, tout est fondé sur les plus plates conventions. Et ce fond s’est révélé comme le plus fertilisant des terreaux. […] Dans Madame Bovary, à tout moment, l’apparence, percée à jour, nous met en présence d’une substance romanesque si admirablement recréée qu’elle conserve toute la complexité et la richesse d’une substance vivante. Aussi voit-on, dans ce roman, des sentiments authentiques prendre leur départ des clichés les plus niais […]. Inversement le sentiment sincère parfois débouche sur le cliché. »

« Flaubert le précurseur », 1965, Gallimard, 1986, Pléiade, pp. 1621-1640.

Christophe Claro

« C’est, je crois, le premier roman "classique" que j’ai lu adolescent où j’ai eu conscience de la matérialité de la langue, où j’ai "vu" la langue, l’écriture, plus que simplement suivi le déroulement d’une intrigue ; il reste donc à ce titre emblématique dans ma formation littéraire. Je l’ai souvent relu par la suite, et je n’ai cessé d’y découvrir des strates, des nuances, des gouffres. La phrase y est à chaque fois un événement en soi, elle a une attaque particulière, la ponctuation est vibratile. Pour moi, ce n’est pas tant un roman traitant d’un adultère de province qu’un cours magistral de grammaire intérieure : Flaubert y utilise le temps de l’imparfait avec une cruauté fascinante. »

Buzz Littéraire, 6 mars 2008