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Notre-Dame de Paris : un succès au long cours

Notre-Dame de Paris
Notre-Dame de Paris

Bibliothèque nationale de France

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Premier grand roman de Hugo, Notre-Dame de Paris secoue le monde littéraire à sa sortie et connaît une destinée qui dépasse toutes les attentes. Adaptées à la scène comme à l'écran, parées de musique ou sujets pittoresques, les destinées de la gitane Esméralda , du sombre Frollo et du bossu Quasimodo traversent les générations. Jusque à transformer la cathédrale elle-même !

Un accueil mitigé

Notre-Dame de Paris fut relativement bien accueilli, sans remporter pour autant un succès immédiat et universel. Nombre de lecteurs, et non des moindres, ne l’apprécièrent pas, à commencer par son éditeur lui-même, ou Balzac. On lui reprocha surtout sa noirceur, et son anticléricalisme.

Écrit et publié à une époque où les rapports entre la société et la religion étaient en train de se redéfinir grâce à quelques grands esprits réunis autour de Lamennais, ce roman de la fatalité (c’est le premier mot du livre) est en effet bien peu religieux. La cathédrale est un symbole à décrypter, un livre à déchiffrer, tout sauf une œuvre de foi. Montalembert dans son compte rendu plutôt positif de L’Avenir regrettera « le penchant à sacrifier le point de vue idéal au point de vue matériel » : « Nulle trace d’une main divine, nulle pensée de l’avenir, nulle étincelle immortelle. » Sainte-Beuve renchérira un peu plus tard dans le Journal des débats : « Il manque un jour céleste à cette cathédrale sainte ; elle est comme éclairée d’en bas par des soupiraux d’enfer. » Entre-temps, Lamartine avait écrit à l’auteur (1er juillet 1831) : « je ne vois rien à comparer dans nos temps à Notre-Dame. C’est le Shakespeare du roman, c’est l’épopée du moyen âge, c’est je ne sais quoi ; mais grand, fort, profond, immense, ténébreux comme l’édifice dont vous en avez fait le symbole. Seulement, c’est immoral par le manque de Providence assez sensible ; il y a de tout dans votre temple, excepté un peu de Religion [...]. » Victor Hugo avait beau avoir sauvé Notre-Dame de Paris d’une ruine certaine, il avait fait à l’Église plus de mal que de bien.

Tel était du moins l’avis du Vatican, qui mit dès 1834 le roman à l’index. Au-delà même de la question catholique et du célibat des prêtres, il n’a rien perdu aujourd’hui de sa virulence contre le poids que les religions, au sens large, font peser sur les sociétés, dont les femmes et la justice sont toujours les premières victimes. On raconte que Chateaubriand, après l’avoir lu, aurait déclaré : « Il ne me restait qu’une église pour aller prier ; on me l’ôte. » Si le mot est inventé, il est du moins bien trouvé : on peut en effet considérer dans une certaine mesure que Notre-Dame de Paris, en rendant sa cathédrale au peuple qui l’a construite, referme l’ère ouverte en 1802 par Le Génie du christianisme.

Adaptations et produits dérivés

Mais malgré les réticences ou les incompréhensions, les éditions se succédèrent au même rythme que les adaptations, les traductions et les produits dérivés : robes Esmeralda dès l’automne de 1831, estampes, tableaux, sculptures, vaisselles, bibelots, pièces de théâtre, opéras, ballets, pendules, encriers, éditions populaires illustrées, films muets, chansons, films parlants, comédies musicales, figurines, fèves, bandes-dessinées, etc.

Ce n’est pas un simple effet de mode, car il accompagne le destin du livre depuis ses origines : sans avoir tué la cathédrale de pierre, la cathédrale de papier est devenue une œuvre d’art totale, multimédia avant l’heure, à sa place dans toutes les dimensions et sous tous les formats. Les personnages restent, tandis que l’histoire, toujours jugée trop sombre, change : de la première pièce de théâtre, jouée en 1832, au dernier dessin animé, toutes les fins sont envisagées, sauf généralement celle choisie par l’auteur. Frollo est rarement sauvé, mais il arrive souvent qu’Esmeralda succombe aux charmes bien cachés de Quasimodo, ou se marie avec le capitaine Phoebus…

Le théâtre illustré, Notre-Dame de Paris
Le théâtre illustré, Notre-Dame de Paris |

Bibliothèque nationale de France

Esméralda, opéra de Louise Bertin et Victor Hugo
Esméralda, opéra de Louise Bertin et Victor Hugo |

Bibliothèque nationale de France

Le titre a curieusement subi aussi quelques métamorphoses, au grand dam de l’auteur. L’une des premières traductions en anglais, publiée en 1833, s’intitule The Hunchback of Notre-Dame, mais on trouvera aussi au fil du temps Notre Dame  a tale of the « Ancien Régime » ; La Esmeralda, or the Hunchback of Notre-Dame ; Notre-Dame, or, the Bellringer of Paris ; Notre-Dame ; mais jamais Notre-Dame de Paris, et encore moins Notre-Dame de Paris, 1482. Au cinéma, il semble que ce n’est qu’à partir du film de Wallace Worsley, en 1923, que le titre The Hunchback of Notre-Dame, popularisé ensuite par William Dieterle (1939) et Walt Disney (1996), s’est imposé définitivement.

Les adaptations antérieures penchaient plutôt du côté d’Esmeralda : Esmeralda or the Deformed of Notre-Dame (New York, 1835) ; Notre-Dame or the Gipsy Girl of Paris (Londres, 1871) ; Esmeralda film anglais de 1906 ; The Darling of Paris, film américain de 1916 ; etc. Bien avant d’en arriver là, avant même l’édition monumentale publiée en 1844 chez Perrotin et Garnier frères avec 55 planches hors-texte, c’est en 1836, l’année de l’édition dite « keepsake », illustrée d’un frontispice et de onze gravures hors-texte sur acier, que l’Opéra de Paris donnait La Esmeralda, bel opéra de Louise Bertin sur le seul livret jamais composé par Victor Hugo.

Grâce à l’inlassable activité d’Arnaud Laster, on peut imaginer que son premier enregistrement intégral, sous la baguette du chef américain Lawrence Foster à l’Opéra de Montpellier en 2008, doit quelque chose à l’immense succès de la comédie musicale de Luc Plamondon et Richard Cocciante, créée dix ans plus tôt au Palais des Congrès de Paris sur le modèle des Misérables.

Quand le roman bouscule la cathédrale

Le stryge
Le stryge |

Bibliothèque nationale de France

Prototype du roman cathédrale qui inspirera notamment Huysmans et Proust, Notre-Dame de Paris reste le bréviaire des amoureux et des restaurateurs des monuments du Moyen Âge, dont le modèle en France a été Viollet-le-Duc. Son chantier pour Notre-Dame de Paris, qui dura une vingtaine d’années à partir de 1845, fut son premier chef-d’œuvre du genre. Combien de touristes qui photographient du haut des tours de Notre-Dame la fameuse gargouille du Stryge qui tire la langue, se doutent que c’est une créature de Viollet-le-Duc inspirée par Quasimodo et sculptée en 1849 ? À son retour d’exil, Victor Hugo ne tarda pas à visiter la cathédrale, « ta bonne vieille Notre-Dame » lui écrivit le lendemain Juliette Drouet (8 octobre 1870), et il la jugea « supérieurement restaurée ». Contrairement aux sombres prévisions de Frollo, ceci avait finalement sauvé cela.