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Focus

Les Secrets d’un architecte du 13e siècle

Le Carnet de Villard de Honnecourt décrypté
Études et tracés géométriques
Études et tracés géométriques

© Bibliothèque nationale de France

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Témoignage unique de son époque, le carnet de Villard de Honnecourt nous fait entrer dans le quotidien et la pensée d’un architecte du 13e siècle. Sous la forme de dessins légendés, Villard y représente des modèles à suivre, des exemples de sculptures ou de monuments, mais prend aussi des notes utiles à son métier : comment construire une voûte, tailler une pierre, concevoir une machine…  Des croquis techniques, à l’interprétation parfois complexe, mais d’une incroyable richesse pour comprendre les méthodes de construction des bâtisseurs de cathédrale. L’historien et architecte Roland Bechmann en propose des interprétations.

Les techniques de l’architecte

Villard de Honnecourt n’a laissé aucune construction connue. Ce n’est pas très étonnant : peu d’architectes médiévaux signent leurs œuvres. Le mot architectus, ou architector apparaît d’ailleurs assez rarement dans les textes du Moyen Âge. Pourtant, il est totalement inconcevable que des édifices d’importance aient pu être réalisés sans la prévision et la direction d’hommes de métier expérimentés. Si ce titre n’était pas porté, la fonction n’en existait pas moins.

Il est difficile de savoir si Villard était lui-même un expert en construction ; mais l’adresse introductive de son Carnet, ses plans de chœurs d’église, ses dessins de la tour de Laon, du projet de rose pour Lausanne, de l’élévation des chapelles de Reims pourraient le suggérer.

L’arc-boutant de Reims
L’arc-boutant de Reims |

Bibliothèque nationale de France

Plans de chevets d’église
Plans de chevets d’église |

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Dans son carnet, un dessin dresse le plan des voûtes d’une salle capitulaire, pièce centrale dans les monastères, où se réunissent les moines. La légende de l’image, qui n’est peut-être pas de Villard lui-même, peut se traduire ainsi : « De cette façon, on fait une salle capitulaire à huit colonnes [aboutissant] à une seule. Ainsi, elle n’est pas si encombrée. C’est de la bonne construction ». Le fait que le texte insiste sur l’absence d’encombrement laisse penser à l’historien de l’architecture Roland Bechmann que le système imaginé par Villard permettait d’éviter de mettre une colonne au centre de la pièce.

De nombreux édifices médiévaux, dont le plus célèbre est la tour de Pise, connaissent des problèmes d’équilibre, qui ont parfois mené à leur écroulement. Vérifier l’aplomb, c’est-à-dire la verticalité d’une construction, était donc au Moyen Âge un problème fondamental pour les architectes, compliqué par la hauteur des bâtiments, notamment des cathédrales, qui culminent à plusieurs dizaines de mètres de haut. En dessinant un arbre sur lequel pend une poire, ainsi que des mires, ou règles de géomètre, Villard propose une solution à ce problème. Comme l’indique poétiquement la légende, probablement d’une autre main que la sienne, « ainsi met-on un œuf sous une poire de façon à ce que la poire tombe sur l’œuf ».

Villard dessine aussi des architectures plus fonctionnelles, notamment la manière de construire un pont en bois. Au Moyen Âge, la plupart des ponts étaient construit dans ce matériau, à l’exception des héritages romains de brique ou de pierre. Faciles à détruire et à reconstruire en temps de guerre, ils bénéficient probablement de procédures standardisées de construction, avec des dimensions prédéfinies. C’est en tout cas ce que semble indiquer le carnet, où le pont est constitué de deux consoles qui s’avancent l’une vers l’autre pour se rejoindre. Villard dessine ici une structure d’accès à une forteresse, dont il a schématisé le mur et la poterne arrondie, ainsi que celle du châtelet qui défendait l’accès.

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Les techniques d'un architecte médiéval

L’art de tailler les pierres

La stéréotomie est l’art de tailler les pierres (ou les bois de charpente), afin qu’elles s’ajustent parfaitement dans la construction prévue.

Certains dessins du Carnet dévoilent l’étendue des connaissances de Villard de Honnecourt dans cet art. Soucieux de ne pas divulguer ses méthodes à des profanes, il n’y indique que l’essentiel. Bien décryptés, ces dessins énigmatiques proposent des recettes pratiques pour faciliter et optimiser la taille des pierres : comment disposer les constituants d’un pilier de manière efficace et solide, comment tailler un arrachement, la pierre sur laquelle prend naissance des arêtes d’une voûte, ou encore comment créer un arc double sans colonne centrale, véritable tour de force technique qui nécessite de bien maîtriser l’appareillage des pierres.

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L'art de tailler les pierres au Moyen Âge

Leçons de géométrie

L’art de l’architecte dépend en grande partie des mathématiques et de la géométrie, l’un des arts libéraux enseignés au Moyen Âge dans les matières du quadrivium, avec l’arithmétique, l’astronomie et la musique.

Au 13e siècle, les connaissances en matière de géométrie sont étendues, mais restent l’apanage des clercs. Les constructeurs, qu’ils soient autodidactes ou éduqués comme Villard de Honnecourt, ne connaissaient les ouvrages théoriques qu’à travers leurs contacts avec des ecclésiastiques.

Pour s’assurer de la valeur générale d’une méthode de calcul ou d’une construction géométrique, ils procédaient par des expériences concrètes. Le carnet reflète certaines de ces méthodes empiriques, qui s’appuient sur des éléments concrets comme outils mnémotechniques. La forme d’un cloître permet de rappeler certaines propriétés du carré, la tête d’un cheval dessine un triangle équilatéral. Pour noter les principes de la partition du carré, Villard représente des personnages attachés l’un à l’autre, dans ce qui semble être un rituel de reconnaissance parmi les compagnons.

Ces méthodes peuvent nous paraître sommaires ou primitives ; pourtant, elles ont permis l’édification de hauts bâtiments comme les cathédrales gothiques. Elles se sont perpétuées au fil du temps et apparaissent encore dans les traités d’architecture de Philibert de l’Orme dans la seconde moitié du 16e siècle.

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Leçons de géométrie appliquée au Moyen Âge

Outils mnémotechniques

Quatre pages du Carnet concernent ce que Villard nomme « l’art de iométrie ». Elles témoignent de la transmission de moyens mnémotechniques, qui apparaissent également dans des traités d’astronomie et de géométrie de l’époque.

Les constructeurs devaient se rappeler les opérations nécessaires pour construire ou vérifier un angle droit, dessiner un triangle équilatéral, un carré, un « rectangle d’or » (dont la longueur est égale à la largeur multipliée par le « nombre d’or »), un pentagone, un décagone, un heptagone, retrouver le développé d’un arc de cercle, comparer des surfaces et des volumes dans des figures semblables.

Ces croquis de Villard sont là pour aider l’homme de chantier à se remémorer les constructions géométriques, lorsqu’il en a besoin, de la même façon que les figures d’animaux, d’objets, de personnages reproduits sur la carte du ciel permettaient de se souvenir de la disposition des étoiles dans les constellations et de les reconnaître. C’est ce que Villard souligne en écrivant qu’elles sont utiles pour « œuvrer ».

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Outils mnémotechniques d'un architecte gothique

Les machines de chantier

Présent sur les chantiers, Villard ne se préoccupe pas seulement des constructions elles-mêmes, mais aussi des procédés de construction. Sur un chantier, le constructeur se doit en effet d’être polyvalent : il trace les implantations, recherche les matériaux – pierre, bois, chaux ou sable – et les fait transporter sur le chantier, coordonne les différents corps de métier et gère les finances. C’est lui qui fait construire non seulement les échafaudages ou les cintres, mais aussi tous les engins nécessaires au chantier. Cela l'amène à s'intéresser à la mécanique.

Certains dessins du manuscrit de Villard proposent donc des modèles de machines destinées à scier le bois ou lever des charges. Sa représentation d’une scie hydraulique est la plus ancienne que l’on connaisse. Il dessine également une scie permettant de couper des pieux sous l’eau, pour la construction de ponts de bois. Il était difficile à cette époque de créer une enceinte étanche et surtout d’en pomper l’eau : Villard propose donc un appareil permettant d’effectuer ce travail directement dans l’eau. 

La confection de vis est également difficile au Moyen Âge, alors que les tours à vis n’ont pas encore été mis au point. Villard propose une méthode de taille rustique pour une grosse pièce pouvant servir à un pressoir ou à un engin de levage, dont il fait un schéma.

Ses dessins révèlent donc des préoccupations qui seraient familières à un ingénieur d'aujourd'hui :  l'économie de la force humaine, la standardisation des éléments et les méthodes de construction, le souci de l'entretien et de la sécurité des bâtiments.

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Les machines d'un chantier au Moyen Âge

Les symboles du compagnon

Composition en forme de frontispice, intitulée le tombeau d’un Sarrasin
Composition en forme de frontispice, intitulée le tombeau d’un Sarrasin |

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Quelques indices, dans l’Histoire, tendent à démontrer que, malgré l’opposition – attestée par des édits – des autorités civiles et religieuses de l'époque, il existait des associations ouvrières qui pratiquaient la solidarité, se transmettaient une tradition initiatique et partageaient des signes de reconnaissance.

Elles seraient les ancêtres des compagnons du Devoir actuels qui, par un esprit de rigueur dans le travail comme dans le comportement, maintiennent une tradition de l'ouvrage bien fait. Les francs-maçons, dont les traditions et les rituels sont souvent analogues, revendiquent également une filiation avec le monde du travail du Moyen Âge.

Certains dessins du carnet rappellent de façon frappante les rituels des compagnons du Devoir. L’une des pages, en particulier, qui représente le « tombeau d’un Sarrazin », pourrait être expliquée de manière ésotérique et pourrait faire référence à un monument chargé des symboles, vu lors de l’initiation de Villard en tant que compagnon. Le piédestal, avec sa marche, rappellerait qu’il faut s’élever par degrés pour accéder à l’initiation.  Dessus, sont posées des grenades, symboles de fécondité. Le fronton en forme de triangle isocèle est ouvert de 108°, l’angle du pentagone régulier. De part et d’autre du trône, deux personnages lèvent les mains comme s’ils tenaient des outils ; on imagine volontiers un fil à plomb et une équerre. Que des instruments de constructeurs soient évoqués mais invisibles serait une allusion au secret que le compagnon est tenu de garder concernant l’art du trait. Au centre, le maître est identifié par un signe de la main droite, index et petit doigt étendu, pouce replié. Les deux personnages qui le surplombent tiennent des maillets appelés taus ; leur nudité symbolise peut-être leur statut d’apprenti.

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Le tombeau du Sarrazin et les symboles de compagnon

Les ingénieuses inventions de Villard 

Le Carnet témoigne à sa manière de l'effort de vulgarisation des techniques qui se manifeste au 13e siècle. La publication, depuis le siècle précédent, de traités techniques et de géométrie, ainsi que le développement de grandes universités ne sont sans doute pas étrangers à l'effervescence intellectuelle de l'époque.

Le mouvement perpétuel
Le mouvement perpétuel |

Bibliothèque nationale de France

Pendant que certains – que Villard appelle les « maîtres » – débattent du mouvement perpétuel et de la façon de « faire tourner une roue par elle seule », nombre d'inventions de l'époque sont dues à de modestes artisans, dont l'histoire n'a pas conservé les noms. Le Carnet recense à la fois celles que Villard a vues et qu’il a conçues.

L'une des inventions exposée dans le Carnet est une chaufferette, gadget destiné à assurer le confort d’un ecclésiastique de haut rang dans l’ambiance glaciale d’une église. Elle est la plus ancienne représentation de la suspension dite « à cardan », qui, au 16e siècle, sert aussi à maintenir horizontaux les compas de marine. Le système permet de maintenir horizontal un récipient enfermé dans une enveloppe, quelle que sont la position de celle-ci.

Villard invente des mécanismes susceptibles d'impressionner le public, comme un oiseau assoiffé qui buvait le liquide d'une coupe puis roucoulait, ou encore un ange sur le sommet d'une église qui suivait la trajectoire du soleil. D’autres sont plus fonctionnelles comme son trébuchet lance-flèches. Le trébuchet lui-même était une invention récente à l’époque de Villard ; il le perfectionne en inventant un engin capable de lancer des missiles d’une centaine de kilos, afin de perforer une poterne, de détruire un pont ou de faire effondrer des toitures ou des hourds, systèmes défensifs installés au sommet des murailles et des tours. Immense, le modèle de Villard n’a probablement jamais été construit de son temps ; mais des modèles réduits en font été tirés par Roland Bechmann et le compagnon Roland Beffeyte, témoignant de sa capacité à fonctionner.

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Les inventions ingénieuses de Villard

Mine de renseignements sur les techniques de son époque, le Carnet de Villard de Honnecourt est aussi le témoin d’un esprit inventif, à la fois inscrit dans le mouvement des grandes constructions gothiques et en avance sur son temps.

Cet article provient du site Les Cathédrales et Villard de Honnecourt (2000) et s’appuie sur les interprétations de Roland Bechmann, publiées dans Villard de Honnecourt. La Pensée technique au XIIIe siècle et sa communication, Paris : Picard, 1991.