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Focus

1918-1968 : entre crises et renouveaux

Le Rêve de Lulu
Le Rêve de Lulu

Bibliothèque nationale de France / Droits réservés

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Les deux guerres mondiales entraînent de profonds bouleversements dans l’édition enfantine, et catalysent un renouveau, tant dans les contenus que dans les formats.

D’une guerre à l’autre (1918-1945)

Allons, enfants de la patrie !
Allons, enfants de la patrie ! |

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La crise

Après le cataclysme humain provoqué par la Première Guerre mondiale, toutes les certitudes sont à repenser. Deux courants apparaissent, radicalement opposés. D’un côté, la guerre devient le thème principal de bon nombre de livres pour enfants : alphabets (illustrés par André Hellé, Benjamin Rabier, etc.), romans, chansons patriotiques, albums à l’esprit revanchard comme ceux d’Hansi, Le Paradis tricolore (1918), L’Alsace heureuse (1919)…

Mon village, ceux qui n’oublient pas
Mon village, ceux qui n’oublient pas |

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© Musée Hansi Riquewihr

Alphabet de la Grande Guerre
Alphabet de la Grande Guerre |

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Ces ouvrages exaltent des enfants héroïques, le courage des poilus, les exploits d’un Georges Guynemer ou d’un Roland Garros. En contrepoint, des ouvrages en faveur de la tolérance et de la collaboration entre les peuples, développent progressivement une vision pacificatrice et civilisatrice de la littérature enfantine : c’est le cas de Patapoufs et Filifers, publié en 1930 par l’éditeur Paul Hartmann, avec un texte d’André Maurois et des illustrations de Vercors.

L’édition vit sur l’héritage
Par ailleurs, au lendemain de la guerre éclate la crise dont les signes avant-coureurs étaient perceptibles dès les années 1880-1890. Ce déclin, qui affecte aussi bien la création littéraire que la qualité matérielle et artistique du livre, est dû en grande partie à la mobilisation sur le front des acteurs de l’édition et à la pénurie des matières premières.

L’édition pour enfants vit sur l’héritage des classiques. La société Hachette, à la suite du rachat du fonds Hetzel et de tout son cortège d’auteurs, exploite le succès de la comtesse de Ségur et de Jules Verne, « rajeunis » grâce à de nouvelles illustrations. Le talent d’un Félix Lorioux ou d’un André Pécoud permet ainsi à Hachette de publier une série d’ouvrages formatés, destinés à la petite et moyenne bourgeoisie, dans lesquels le texte emprunté à ces nouveaux classiques de la littérature est le plus souvent adapté, pour ne pas dire mis à mal, devenant simple prétexte à une illustration qui joue un rôle autant narratif qu’iconographique. La réécriture des textes est confiée à Magdeleine du Genestoux, un des auteurs prolixes du catalogue Hachette entre les deux guerres et qui dirige à partir de 1919 les éditions pour la jeunesse de la Librairie Hachette. C’est au tandem Magdeleine du Genestoux et Félix Lorioux que l’on doit en particulier les adaptations françaises des Silly Symphonies de Walt Disney dans les années 1930.

L’évolution de l’album
D’autres tendances aussi se font jour : poursuivant le chemin tracé par les illustrateurs anglais et Boutet de Monvel, Benjamin Rabier et Félix Lorioux transforment l’album pour enfant, le premier en se faisant le maître malicieux de l’anthropomorphisme animal, incarné par Gédéon le canard, le second en créant un univers enjoué en symbiose avec le monde de l’enfance, tandis que les contes traditionnels, vastes réservoirs de textes, font l’objet de collections spécialisées – Contes et légendes chez Nathan, Contes et gestes héroïques chez Larousse.

Gédéon
Gédéon |

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L’essor de la presse illustrée
La production courante doit de surcroît faire face à la concurrence de la presse illustrée des frères Offenstadt : L’Épatant à partir de 1908 qui popularise Les Pieds nickelés de Louis Forton ; Fillette en 1909 ; L’Intrépide à partir de 1910 ; Cri-Cri en 1911. La séduction des bandes dessinées à bulles est également importante : Zig et Puce font leur apparition dans Le Dimanche illustré en mai 1925 avant d’être publiés en volume chez Hachette à partir de 1927, Félix le Chat traverse l’Atlantique en 1929 et Le Journal de Mickey est lancé en France à partir de 1934.

Le renouveau éditorial

Parallèlement, des éditeurs inventifs offrent une production nouvelle. La NRF inaugure sa production jeunesse en 1919 avec Macao et Cosmage ou l’Expérience du bonheur d’Edy Legrand. Alfred Tolmer publie L’Île rose, racontée par Charles Vildrac, illustrée par Édy-Legrand en 1924, La Boîte à joujoux d’André Helléavecles partitions de Claude Debussy et André Caplet entre 1913 et 1926, ou encore Le petit elfe ferme l’œil, avec une partition de Florent Schmitt et des dessins d’André Hellé. Michel Bourrelier, de son côté, crée en 1933 le Prix Jeunesse, qui récompense un roman pour enfant inédit.

Maquette préparatoire pour Le Château de Babar
Maquette préparatoire pour Le Château de Babar |

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Le Voyage de Babar : « Un canot les recueille. »
Le Voyage de Babar : « Un canot les recueille. » |

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Né dans la sphère privée, Babar ne s’inscrit pas dans ce mouvement volontariste de réaction, mais il ne participe pas moins à l’effort de renouveau en portant l’album à maturation. C’est un soir d’été 1930 que Cécile de Brunhoff imagina pour ses jeunes enfants l’histoire d’un éléphanteau qui fuit vers la ville parce qu’un chasseur vient de tuer sa maman. Mise en texte et en images par son époux, Jean de Brunhoff, peintre de formation, l’Histoire de Babar, le petit éléphant est publiée par Le Jardin des modes en 1931. Suivront six autres albums de Babar créés par Jean, puis, dans la continuité, les aventures contées et dessinées par son fils Laurent.

La bibliothèque de l’Heure Joyeuse
Universitaires, psychologues, pédagogues, bibliothécaires, se mobilisent à leur tour pour proposer une édition de qualité recourant à l’illustration originale, au tirage limité, aux beaux papiers. La création de la bibliothèque de l’Heure joyeuse (1924), à Paris, va permettre à ses bibliothécaires de travailler en lien étroit avec les pédagogues, les auteurs et les éditeurs soucieux d’une nouvelle forme de livres destinés aux enfants. Un regard nouveau est porté sur l’enfant. On le considère désormais comme un être autonome, une personnalité « naturelle, créatrice, supérieure » (Maria Montessori) dont les potentialités ne demandent qu’à s’épanouir. Les nouvelles formes de pédagogie et leurs écoles d’application (Freinet, Baucomont, Cousinet…) permettent à l’enfant de devenir poète, artiste, acteur de théâtre, voire auteur et illustrateur.

La Croisière blanche ou l’Expédition Moko-Moka-Kokola
La Croisière blanche ou l’Expédition Moko-Moka-Kokola |

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Les albums du Père Castor
L’apparition, en décembre 1931, des « Albums du Père Castor » marque un nouveau tournant dans l’évolution du livre pour enfants en France. Fondée par Paul Faucher, un jeune libraire passionné de pédagogie qui avait créé le Bureau français d’éducation nouvelle et la collection « Éducation » chez Flammarion en 1927, la collection des albums du Père Castor se présente en deux séries : les « Albums à lire » et les « Albums-jeux », consacrés aux activités manuelles. Les premiers albums sont deux livres-jeux illustrés par Nathalie Parain, Je fais mes masques et Je découpe.

Ronds et carrés
Ronds et carrés |

© Éditions Flammarion, 1932. Archives du Père Castor 87380 Meuzac

Je fais mes masques
Je fais mes masques |

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En 1932 paraît Baba Yaga de Rose Celli, illustré par Nathalie Parain, et en 1934 Panache l’écureuil, écrit par Lida Durdikova et illustré par Feodor Rojankovski. Puis en 1941, c’est Michka de Marie Colmont et, en 1943, La Vache orange, de Nathan Hale, avec des images de Lucile Butel, pour ne citer que quelques titres emblématiques. Jusqu’à sa mort, en 1966, à l’instar du castor choisi comme totem de la collection, Paul Faucher va progressivement « construire » sa ligne éditoriale, avec un seul objectif : rendre accessibles les textes et les images à l’enfant, qui devient ainsi véritablement destinataire et non plus seulement héros des albums.

Bonjour bonsoir
Bonjour bonsoir |

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De grands écrivains pour les petits enfants
Des auteurs pour adultes écrivent pour les enfants : citons Colette et son Regarde !, illustré par Mathurin Méheut, en 1929 ; l’éditeur Paul Hartmann lance en 1930 la collection « Les grands écrivains pour les petits enfants », pour laquelle il sollicite Georges Duhamel (Les Jumeaux de Vallangoujard, 1931), François Mauriac (Le Drôle, 1933), tandis que Marcel Aymé donne ses Contes du chat perché à partir de 1934 chez Gallimard.

30 chantefables pour les enfants sages, à chanter sur n’importe quel air
30 chantefables pour les enfants sages, à chanter sur n’importe quel air |

© Bibliothèque nationale de France

Interrompant cette période de renouveau qui caractérise l’entre-deux guerres, la Seconde Guerre mondiale déclenche de profonds bouleversements dans le milieu de l’édition. Elle porte « un coup d’arrêt » à certaines maisons qui doivent fermer (Paul Hartmann) ou qui transforment leur production après avoir été réquisitionnées (Hachette), « aryanisées » par l’occupant en 1941 (Nathan, Calmann-Lévy, Gedalge, Offenstadt…) ou encore détruites (Mame). Antoine de Saint-Exupéry et Le Petit Prince, dont la première édition est publiée à New-York en 1943 par Reynal et Hitchcock, et Robert Desnos avec les 30 chantefables pour les enfants sages à chanter sur n’importe quel air qu’illustre Olga Kowalevsky et que sort Gründ en 1945, sont les deux auteurs marquants de la période.

30 chantefables pour les enfants sages, à chanter sur n’importe quel air
30 chantefables pour les enfants sages, à chanter sur n’importe quel air |

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30 chantefables pour les enfants sages, à chanter sur n’importe quel air
30 chantefables pour les enfants sages, à chanter sur n’importe quel air |

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De l’après-guerre aux années 1970

La loi du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse encadre l’édition des années d’après-guerre. Avec la prise de conscience que l’image et les mots peuvent être un outil de propagande, les livres pour enfants sont gagnés par un regain de valeurs morales.

Le thème de la vie quotidienne revient alors en force car il est considéré comme un modèle au-dessus de tout soupçon. On peut analyser à l’aune de ce contexte « moral » et du baby-boom le succès éditorial des albums de Caroline (c’est en 1953 qu’Hachette demande à Pierre Probst de créer des albums dont le héros est un enfant) ou de Martine, écrits par Marcel Marlier et illustrés par Gilbert Delahaye (Martine à la ferme, le premier de la série, sort en 1954 chez Casterman).

Martine à l’école
Martine à l’école |

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Le temps des séries

Par ailleurs, ces années 1950 sont marquées par le phénomène des séries, aussi bien pour les albums que pour les romans, au sein de collections existantes ou nouvelles, « Bibliothèque rose », « Bibliothèque verte », « Rouge et or », « Petits livres d’or », « Bibliothèque internationale », etc. Décriées ou encensées par les pédagogues et les bibliothécaires, ces séries ont rencontré un public sur plusieurs générations et figurent toujours dans le paysage actuel du livre pour enfant.

Les Exploits de Fantômette
Les Exploits de Fantômette |

© Bibliothèque nationale de France

Notons qu’après un siècle de bons et loyaux services, la « Bibliothèque rose illustrée », en 1958, se métamorphose en « Nouvelle Bibliothèque rose » – c’est la période faste des Club des Cinq, Clan des Sept, Oui-Oui – et en « Bibliothèque verte » – Alice, Les Six Compagnons… –, où prédominent les traductions anglo-saxonnes. L’influence de la production américaine est par contre limitée dans l’essor de la bande dessinée et de la presse pour la jeunesse.

Les années 1950 à 1960 voient le triomphe des journaux illustrés comme Tintin, Pilote et Spirou, avec leur cortège de héros populaires (Lucky Luke, Astérix et Obélix, etc.).

Hors série

Dans les années 1970, un mouvement s’oppose à cette production qui semble privilégier le quantitatif sur le qualitatif. Cette réaction affecte les textes et le graphisme, en particulier dans l’album. Le signal est donné en 1967 avec la publication par Robert Delpire de Max et les maximonstres de Maurice Sendak. Publié en 1963 aux États-Unis, l’album fait scandale à la fois en raison du thème abordé (l’inconscient enfantin) et du statut de l’image, laquelle, en effet, prend son indépendance, n’est plus une simple paraphrase du texte, mais s’insère dans la page, l’envahit, la bouscule et devient un texte parallèle. Dans le même esprit, les éditions de François Ruy-Vidal et Harlin Quist passent pour tout aussi provocatrices par leur graphisme et leur thématique.

Max et les maximonstres
Max et les maximonstres |

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L’École des loisirs

Les Trois Brigands
Les Trois Brigands |

© L’ecole des loisirs

Enfin, ce panorama ne serait pas complet sans l’évocation de l’École des loisirs, créée en 1965 par Jean Fabre, avec la complicité de Jean Delas et d’Arthur Hubschmid. Cette maison d’édition va modifier en profondeur l’image du livre pour enfant en publiant des ouvrages novateurs d’auteurs et d’illustrateurs français et étrangers, parmi lesquels l’album Les Trois Brigands, de Tomi Ungerer, paru en 1968, a lui aussi choqué par le traitement graphique de l’image et son humour ravageur.

Les Trois Brigands
Les Trois Brigands |

© L’ecole des loisirs

Les Trois Brigands
Les Trois Brigands |

© Bibliothèque nationale de France

Raconte-moi une histoire… Qu’ils soient conservés dans des établissements publics, comme les collections patrimoniales de la Bibliothèque nationale de France, dans la bibliothèque d’un particulier, collectionneur ou simple amateur, dans un grenier familial, tous ces livres sont les témoins de sensibilités d’ordre artistique, littéraire ou éditorial mises au service de l’enfant. Et leur histoire s’est poursuivie après les années 1970, au gré des créations contemporaines.