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Extrait

Ultime face-à-face

Herman Melville, Moby Dick, 1851

Qu'elle fût exténuée par ces trois jours de chasse et par l'effort qu'elle devait fournir dans son gréement de lignes, ou que ce fût une supercherie dissimulée ou malice pure, quoi que ce fût, la Baleine blanche ralentit, si bien que la pirogue la rejoignait à nouveau rapidement, bien qu'en vérité elle n'eût pas pris une distance comparable à celle qu'elle avait auparavant. Et Achab avançait toujours sur les vagues, accompagné par les requins impitoyables obstinément attachés à sa baleinière, mordant sans cesse les avirons, dont les pelles mâchées, déchiquetées, abandonnaient à chaque mouvement des éclats sur la mer.

 N'en ayez cure ! ces dents ne font que donner de nouveaux tolets à nos avirons. Souquez ! la mâchoire du requin est un meilleur appui que l'eau fuyante.
 Mais sir, à chaque morsure, les pelles amincies deviennent de plus en plus courtes.
 Elles dureront bien assez ! Souquez ! Oui, de toutes vos forces à présent. Nous l'approchons. L'aviron de queue ! Prenez l'aviron de queue ! Laissez-moi passer !

Sur ce, deux des canotiers l'aidèrent à se frayer sa voie dans l'embarcation toujours en pleine envolée. Enfin, elle fut lancée de côté et aborda le flanc de la Baleine blanche, celle-ci parut étrangement oublier d'avancer, comme il arrive parfois aux baleines, et Achab se trouva presque au sein de la brume fumant à son sommet et qui, s'échappant de son évent, ourlait le grand Monadnock de sa bosse. Si près d'elle qu'il était ! Alors, le corps bandé en arrière, les deux bras haut levés pour balancer son fer, il jeta son harpon féroce avec une malédiction plus féroce encore dans la baleine haïe. L'acier et la malédiction s'enfoncèrent jusqu'à la garde comme absorbés par un marécage. Moby Dick se tordit de côté, roula convulsivement son flanc contre l'étrave, et sans l'endommager, fit chavirer si brutalement la pirogue, que si Achab n'avait pas été cramponné à la partie surélevée du plat-bord, il eût été une fois de plus jeté à la mer. Trois des canotiers qui ignoraient l'instant précis où le fer allait être lancé et n'avaient pu dès lors se préparer à en subir les contrecoups, passèrent par-dessus bord mais de telle manière qu'en un clin d'œil, deux d'entre eux avaient pu s'agripper au plat-bord et, soulevés par une vague se hisser à nouveau dans la baleinière ; le troisième homme resta, impuissant, à l'arrière, mais il nageait encore.
Presque aussitôt, avec une volonté puissante, spontanée, rapide, la Baleine blanche fila comme une flèche dans la mer tumultueuse. Mais lorsque Achab cria à ses canotiers de prendre de nouveaux tours au taberin, de maintenir la ligne tendue, et de se tourner sur leurs bancs pour haler l'embarcation à son but, la ligne traîtresse céda sous la double traction et fouetta le vide !

 Qu'est-ce qui s'est brisé en moi ? Un nerf craque ! elle est libre à nouveau. Aux avirons ! aux avirons ! Sautez-lui dessus !

Entendant la formidable poussée de la pirogue qui faisait retentir la mer, la baleine aux abois fit volte-face et présenta son front aveugle à ses agresseurs, mais ce faisant elle aperçut la quille noire du navire qui approchait ; elle parut reconnaître en lui le responsable de ses persécutions, et peut-être un ennemi plus puissant et plus noble. Tout soudain elle chargea contre sa proue qui avançait, claquant des mâchoires dans une sauvage averse d'écume.

Achab chancela et porta la main à son front :
 Je deviens aveugle... hommes, tendez-moi la main que je puisse tâtonner encore pour trouver mon chemin. Fait-il nuit ?
 La baleine ! Le navire ! s'écrièrent les rameurs en se dérobant craintivement.
 Aux avirons ! aux avirons ! Abaisse-toi jusqu'en tes profondeurs, ô mer, qu'avant qu'il ne soit trop tard, Achab puisse glisser jusqu'à son but pour la dernière, l'ultime fois ! Je vois : navire ! le navire ! Souquez, hommes souquez ! Ne sauverez-vous pas mon navire ?

Herman Melville, Moby Dick, tr. Henriette Guex-Rolle, Paris :Garnier-Flammarion, 1989, chapitre 135, p. 567-568.
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