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Extrait

L'œuvre agit sur le spectateur

Jean-François Billeter, L'art chinois de l'écriture, essai sur la calligraphie

En calligraphie, le spectateur peut, comme en peinture, s'arrêter, aller et venir ou prendre du recul comme bon lui semble. Mais il peut aussi lire l'œuvre, la suivre dans le sens où le calligraphe l'a exécutée, se pénétrer dans l'ordre de chaque caractère. C'est paradoxalement grâce à la discontinuité qui est propre à la suite des caractères que la calligraphie réussit à rendre les transformations de l'activité. Quand il passe d'un caractère à l'autre, c'est-à-dire d'une figure à l'autre, le spectateur est obligé d'accomplir une transformation dont le calligraphe lui donne le point de départ et le point d'arrivée. Ces sauts stimulent son imagination motrice, autrement dit, son activité propre. D'un caractère à l'autre, il a le sentiment de faire un bond qui est en même temps une métamorphose. Les caractères lui apparaissent comme les traces qu'un danseur aurait laissées en touchant le sol et qu'il suit dans ses évolutions aériennes, partageant son ivresse. D'un caractère à l'autre, il reproduit en fait la danse du calligraphe. Si tel saut lui plaît il le reprend, il le répète autant de fois qu'il en a envie.
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La calligraphie tient donc son pouvoir suggestif de la discontinuité de sa forme.
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En calligraphie, l'ordre des traits est toujours connu. La mémoire motrice reconstitue chaque geste sans hésitation. Le spectateur exercé reproduit aussi bien en lui le geste qui a tracé chaque élément que celui qui a mené de chaque élément au suivant. Il reconstitue dans sa durée l'activité qui fut celle du calligraphe. Il fait après coup ce que l'auditeur fait sur le moment en musique. En dernière analyse, c'est l'ordre des traits qui fait de la calligraphie une musique visible. La calligraphie réussit en fin de compte ce qui n'est à la portée d'aucun autre art plastique : elle conserve du surgissement créateur une trace tangible qui permet au spectateur de revivre ce surgissement dans sa durée réelle. (p. 221)
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C'est par la même imagination que nous appréhendons le mouvement d'un caractère et la dynamique d'un motif musical. Ils ont la même nature double, ils sont à la fois mouvement et forme construite. En musique nous allons du mouvement à la forme, en calligraphie de la forme au mouvement, mais nous explorons dans les deux cas cet entre-deux de la forme et du mouvement où se jouent toute la musique et toute la calligraphie. Ici et là, l'émotion est liée aux motions que les formes suscitent dans le corps propre. Elle est ressentie avec d'autant plus de force que les gestes que nous ébauchons sous la dictée des œuvres restent intérieurs. (p. 230)

[Chapitre 8 / L'action de l'œuvre sur le spectateur (p. 203)]

Jean-François Billeter, L'art chinois de l'écriture, essai sur la calligraphie, Skira/Seuil, 2001 Avec l'aimable autorisation de l'auteur et de l'éditeur.
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