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Extrait

Le repas

Herman Melville, Moby Dick, 1851

Achab et ses trois seconds formaient ce qu'on pourrait appeler le premier service dans le carré du Péquod. Apres leur départ, dans l'ordre inverse de celui de leur arrivée, la nappe de toile était débarrassée, ou tout au moins vaguement mise en ordre, par le garçon blafard. Alors les trois harponneurs étaient conviés au festin dont ils étaient les légataires universels. Le lieu saint devenait par leur présence l'office des domestiques. La démocratie forcenée de ces êtres inférieurs qu'étaient les harponneurs formait, grâce à son laisser-aller et ses aises insouciantes, le plus étrange contraste avec la contrainte presque insupportable et la tyrannie invisible et indicible qui régnait à la table du capitaine. Tandis que leurs officiers semblaient redouter le bruit de leurs propres mâchoires les harponneurs mastiquaient leur nourriture avec un plaisir spectaculaire. Ils mangeaient comme des rois et se remplissaient le ventre comme on remplit longuement de cargaisons d'épices les navires en partance des Indes. Queequeg et Tashtego avaient des appétits si pantagruéliques que, pour faire compensation au repas précédent, le pâle Pâte-Molle était contraint d'apporter un gros aloyau de bœuf salé qui paraissait avoir été taillé à l'instant dans l'animal vivant. Et s'il ne s'activait pas à l'aller quérir, s'il n'y allait pas presto en deux temps trois mouvements, alors Tashtego avait une façon très peu gentilhommesque de le presser en lui harponnant sûrement le derrière avec une fourchette. Et Daggoo, pris d'une soudaine colère, aidait Pâte-Molle à bien se souvenir de sa tâche, en l'empoignant et en lui maintenant la tête sur un grand tranchoir, cependant que Tashtego traçait le délimité du scalp. Il était par nature craintif et frissonnant, ce petit gars de mie de pain, le fruit d'un boulanger failli et d'une infirmière mais toute sa vie n'était plus qu'une lutte quotidienne contre les charmes, devant le sombre et terrible Achab et face aux visites répétées et tumultueuses de ces trois sauvages. Bien souvent, après avoir pourvu les harponneurs de tout ce qu'ils demandaient, il échappait à leurs serres dans le petit office adjacent et les épiait avec crainte, à travers les volets, jusqu'à ce qu'ils en aient terminé.

Herman Melville, Moby Dick, tr. Henriette Guex-Rolle, Paris :Garnier-Flammarion, 1989, chapitre 34, p. 186-187.
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