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Extrait

Le paradoxe du Yuanmingyuan

Che Bing Chiu, Le jardin de la Clarté parfaite, 2000

Le Yuanmingyuan a marqué une étape importante dans l’histoire des jardins en Chine, comme dans l’histoire de la dynastie Qing. Depuis sa conception jusqu’à sa ruine, les événements qui y surviennent sont représentatifs de l’état du pouvoir impérial et de sa vigueur morale. Grâce au recul qu’autorise l’analyse historique, il apparaît nettement que ce jardin particulier est le miroir de l’histoire de la Chine à cette époque. L’empereur Qianlong, jeune monarque régnant sur un empire puissant, conscient de son omnipotence, a voulu défier le destin en inscrivant vvision grandiose” sur la grande peinture du Yuanmingyuan exécutée par Leng Mei. “Vision grandiose” est le nom de règne de l’empereur Huizong, fondateur du jardin impérial de la Montagne de la stabilité, dont l’édification provoqua un enchaînement de circonstances à l’origine de la chute de la dynastie des Song du Nord. De façon curieusement parallèle, la fondation du Yuanmingyuan marqua la déchéance de la maison impériale des Aisin Gioro, et le début d’une longue période d’humiliation dont le peuple chinois ressent toujours la honte.
La destruction du Yuanmingyuan acquiert une force symbolique exceptionnelle à la lumière des événements ultérieurs : l’histoire moderne et contemporaine de la Chine est caractérisée par un système de pouvoir plurimillénaire qui s’effondre brutalement sous le choc des cultures, au contact de l’Occident, puis est remplacé depuis 1949 par un système inédit, inspiré par la pensée occidentale marxiste et par la révolution soviétique. Or l’une des caractéristiques les plus remarquables des palais et des jardins du Yuanmingyuan des Qing réside précisément dans un mélange unique d’intégrité et de métissage. Ce point essentiel demande qu’on lui apporte quelque lumière.
Dynastie exogène installée sur le trône du Dragon par la force des armes, les Qing ont cherché une légitimité aux yeux du peuple conquis grâce à l’adhésion aux valeurs proprement chinoises, la culture lettrée et le confucianisme en l’occurrence. Adhérant aux valeurs chinoises, les empereurs Qing ont fait montre d’un zèle de néophyte. L’organisation de l’exercice du pouvoir impérial à l’intérieur du Yuanmingyuan, l’importance créatrice d’un statut grâce à l’attention portée au nom juste des édifices, la symbolique déployée dans la conception des jardins, bref, tous les aspects matériels et immatériels des jardins et des palais du Yuanmingyuan (et des autres jardins impériaux) sont en quelque sorte un étendard des valeurs chinoises. Mais, peuple étranger en terre chinoise, les premiers empereurs mandchous ont perçu dans les valeurs étrangères que les missionnaires occidentaux apportaient une fonction utilitaire qu’ils ont su capter. Et ici réside le paradoxe : la “collaboration” sino-occidentale, dans ce site exemplaire des valeurs chinoises qu’est le Yuanmingyuan, a produit dans la zone des palais européens un exemple remarquable de métissage culturel.
En Chine, les palais européens de l’empereur ont acquis eux aussi une valeur symbolique forte, même si l’interprétation classique de leur existence gît dans la conviction des maîtres de l’empire du Milieu que “tout ce qui est sous le ciel leur appartient”. À ce propos, il faut se garder d’un quelconque angélisme : les premiers empereurs Qing étaient de fins politiques. Seuls les moins doués parmi eux – et même le grand Qianlong, gagné par la sénilité – ont commis l’erreur de sous-estimer la force des Occidentaux – une erreur admissible quand rares étaient les Européens à atteindre les côtes de Chine, mais une erreur de moins en moins pardonnable quand, au 19e siècle, ces derniers sont devenus manifestement assez puissants pour fréquenter assidûment les abords de l’empire. Là encore, la revendication de la part des empereurs de “maîtriser le monde” ressortit à une démarche politique, bien plus qu’à l’ignorance totale des réalités du monde extérieur à l’empire. Il s’ensuit que l’existence de palais européens dans l’enceinte du Yuanmingyuan n’est pas seulement le fruit d’un caprice alimenté par le goût prononcé pour la collection de Qianlong, ni un acte d’homme politique ignorant qui feint de “posséder” l’extrême-Occident à travers la “miniature” qu’il fait bâtir en son domaine, mais est bel et bien un acte politique, volontaire, de rapprochement des cultures. Et cela au moment où une telle démarche est encore possible, c’est-à-dire avant que la rencontre des cultures n’ait tourné à la confrontation. Les Chinois n’ont pas voulu “adopter” les cultures occidentales, bien sûr. Le goût de l’exotisme, de la collection, la curiosité, tous ces facteurs ont joué. Mais Qianlong, le vainqueur militaire et le diplomate, metteur en scène de sa propre gloire avec la complicité de son “serviteur” Castiglione, eut probablement conscience que l’altérité occidentale méritait d’être considérée, au même titre que les cultures “exotiques” des États tributaires de la Chine. Cette considération des souverains chinois pour les États vassaux était politique.
Les aïeux de Qianlong furent certains de l’intérêt que pouvait offrir la culture occidentale pour leur propre pouvoir et pour la puissance de l’empire. Ils surent faire de certains missionnaires des mandarins de haut rang, en dépit de la réprobation des castes privilégiées mandchoues et, pour une bonne part, chinoises. Pareille démarche s’explique sans doute par le fait que la conquête était encore récente et les souverains audacieux, et par le fait que les représentants de l’Occident étaient peu nombreux et intellectuellement brillants, sans grande menace pour l’empire. Après Qianlong au contraire, les derniers empereurs Qing, assiégés, se crispent et nient l’altérité occidentale. Ils manquent ainsi le rendez-vous de l’histoire : l’occasion qui leur fut donnée à un moment d’arracher à l’Occident plus que des techniques, des principes qui auraient pu renforcer la Chine dans un environnement international inédit que la pensée politique chinoise avant les guerres de l’Opium était bien incapable d’imaginer. L’Inde commit la même erreur. Pas le Japon de Meiji. La Chine faillit prendre ce tournant dans un dernier soubresaut de lucidité de la part de la dynastie Qing, à la fin du 19e siècle. Mais les réformes radicales de la société chinoise et du système du pouvoir impérial que cela supposait effrayèrent l’élite et laissèrent la parole aux membres les plus conservateurs de la famille impériale. Ces derniers précipitèrent la chute de la dynastie et achevèrent de détruire le système de pouvoir qu’elle incarnait.
Le Yuanmingyuan, lui, n’était déjà plus que ruine. Le paradoxe atteint enfin son ultime manifestation : les palais européens ont été détruits par les Européens. La manifestation la plus tangible d’une certaine réussite des valeurs occidentales en Chine a été détruite par leurs tenants. Encore une fois, l’interprétation du fait doit être avancée avec précaution. Quand les Occidentaux ont décidé de briser l’obstination de l’empereur de Chine en le frappant au cœur symbolique de son pouvoir, les conditions de l’approche d’une petite armée en terrain ennemi rendaient le Yuanmingyuan une cible plus facile que la Cité interdite, en plein cœur de la capitale. Bref, tactique militaire, stratégie politique, soif de vengeance, tradition du droit aux dépouilles héritée d’une pratique guerrière multiséculaire en Occident ont joué dans cet acte féroce. Mais, politiquement, mieux valait détruire un symbole fort de la puissance Qing (le Yuanmingyuan) qu’oblitérer la source même du pouvoir impérial chinois (la Cité interdite). Comme souvent dans l’histoire occidentale, le commerce, l’Évangile et la baïonnette ont été les outils privilégiés de la domination coloniale : en d’autres termes, mieux valait une dynastie faible, facile à manipuler, que pas d’empereur du tout, car la situation d’anarchie qui en aurait découlé aurait compromis les avantages politiques et économiques que les Européens étaient bien décidés à arracher au trône. La réalisation du Yuanmingyuan et sa destruction concentrent un événement crucial de l’histoire chinoise ; ils resteront mémoire et de l’Occident et de la Chine.

Che Bing Chiu, Yuanming Yuan, Le jardin de la Clarté parfaite, Éditions de l'Imprimeur, 2000
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