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Extrait

Amélie devient religieuse

François-René de Chateaubriand, René, 1802
Sans comprendre la décision d’Amélie de se faire religieuse, René accepte de l’accompagner lors de la cérémonie de ses vœux, où la jeune fille doit symboliquement épouser le Christ avant de mourir au monde. C’est à ce moment qu’il comprend la source du désespoir de sa sœur et de sa décision d’entrer dans les ordres : l’amour impur qu’elle éprouve pour son frère.

Au lever de l’aube, j’entendis le premier son des cloches… Vers dix heures, dans une sorte d’agonie, je me traînai au monastère. Rien ne peut plus être tragique quand on a assisté à un pareil spectacle ; rien ne peut plus être douloureux quand on y a survécu.
Un peuple immense remplissait l’église. On me conduit au banc du sanctuaire ; je me précipite à genoux sans presque savoir où j’étais ni à quoi j’étais résolu. Déjà le prêtre attendait à l’autel ; tout à coup la grille mystérieuse s’ouvre, et Amélie s’avance, parée de toutes les pompes du monde. Elle était si belle, il y avait sur son visage quelque chose de si divin, qu’elle excita un mouvement de surprise et d’admiration. Vaincu par la glorieuse douleur de la sainte, abattu par les grandeurs de la religion, tous mes projets de violence s’évanouirent ; ma force m’abandonna ; je me sentis lié par une main toute-puissante, et, au lieu de blasphèmes et de menaces, je ne trouvai dans mon cœur que de profondes adorations et les gémissements de l’humilité.
Amélie se place sous un dais. Le sacrifice commence à la lueur des flambeaux, au milieu des fleurs et des parfums, qui devaient rendre l’holocauste agréable. À l’offertoire, le prêtre se dépouilla de ses ornements, ne conserva qu’une tunique de lin, monta en chaire, et, dans un discours simple et pathétique, peignit le bonheur de la vierge qui se consacre au Seigneur. Quand il prononça ces mots : « Elle a paru comme l’encens qui se consume dans le feu », un grand calme et des odeurs célestes semblèrent se répandre dans l’auditoire ; on se sentit comme à l’abri sous les ailes de la colombe mystique, et l’on eût cru voir les anges descendre sur l’autel et remonter vers les cieux avec des parfums et des couronnes.
Le prêtre achève son discours, reprend ses vêtements, continue le sacrifice. Amélie, soutenue de deux jeunes religieuses, se met à genoux sur la dernière marche de l’autel. On vient alors me chercher pour remplir les fonctions paternelles. Au bruit de mes pas chancelants dans le sanctuaire, Amélie est prête à défaillir. On me place à côté du prêtre pour lui présenter les ciseaux. En ce moment je sens renaître mes transports ; ma fureur va éclater quand Amélie, rappelant son courage, me lance un regard où il y a tant de reproche et de douleur, que j’en suis atterré. La religion triomphe. Ma sœur profite de mon trouble ; elle avance hardiment la tête. Sa superbe chevelure tombe de toutes parts sous le fer sacré ; une longue robe d’étamine remplace pour elle les ornements du siècle sans la rendre moins touchante ; les ennuis de son front se cachent sous un bandeau de lin, et le voile mystérieux, double symbole de la virginité et de la religion, accompagne sa tête dépouillée. Jamais elle n’avait paru si belle. L’œil de la pénitente était attaché sur la poussière du monde, et son âme était dans le ciel.
Cependant Amélie n’avait point encore prononcé ses vœux, et pour mourir au monde il fallait qu’elle passât à travers le tombeau. Ma sœur se couche sur le marbre ; on étend sur elle un drap mortuaire ; quatre flambeaux en marquent les quatre coins. Le prêtre, l’étole au cou, le livre à la main, commence l’Office des morts ; de jeunes vierges le continuent. Ô joies de la religion, que vous êtes grandes, mais que vous êtes terribles ! On m’avait contraint de me placer à genoux près de ce lugubre appareil. Tout à coup un murmure confus sort de dessous le voile sépulcral ; je m’incline, et ces paroles épouvantables (que je fus seul à entendre) viennent frapper mon oreille : « Dieu de miséricorde, fais que je ne me relève jamais de cette couche funèbre, et comble de tes biens un frère qui n’a point partagé ma criminelle passion ! »
À ces mots échappés du cercueil, l’affreuse vérité m’éclaire ; ma raison s’égare ; je me laisse tomber sur le linceul de la mort, je presse ma sœur dans mes bras ; je m’écrie : « Chaste épouse de Jésus-Christ, reçois mes derniers embrassements à travers les glaces du trépas et les profondeurs de l’éternité, qui te séparent déjà de ton frère ! »
Ce mouvement, ce cri, ces larmes, troublent la cérémonie : le prêtre s’interrompt, les religieuses ferment la grille, la foule s’agite et se presse vers l’autel ; on m’emporte sans connaissance.
Que je sus peu de gré à ceux qui me rappelèrent au jour ! J’appris, en rouvrant les yeux, que le sacrifice était consommé et que ma sœur avait été saisie d’une fièvre ardente. Elle me faisait prier de ne plus chercher à la voir. Ô misère de ma vie ! une sœur craindre de parler à un frère, et un frère craindre de faire entendre sa voix à une sœur ! Je sortis du monastère comme de ce lieu d’expiation où des flammes nous préparent pour la vie céleste, où l’on a tout perdu comme aux enfers, hors l’espérance.

François-René de Chateaubriand, Œuvres complètes, tome 3, Nendeln (Liechtenstein), Kraus reprint, 1828, pp. 90-91.
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