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Extrait

Épilogue des amours de Rodolphe et Mimi

Henry Murger, Scènes de la vie de bohème, chapitre XXII, 1851
Chapitre pathétique de ce roman comme de l’opéra de Puccini, la mort de Mimi contrebalance le comique des Scènes et achève le roman en un drame postromantique. Murger accentue la tristesse de cet épisode en le situant un 24 décembre au soir. Mimi a disparu depuis quelques temps avec un jeune vicomte, et les bohèmes, las de leur vie, songent à se ranger et à renoncer à leurs amours, lorsque Mimi revient, très malade, leur demander l’hospitalité.

Au bout d’une heure Rodolphe rentra. Il était accompagné de Schaunard et de Gustave Colline. Le musicien était en paletot d’été. Il avait vendu ses habits de drap pour prêter de l’argent à Rodolphe, en apprenant que Mimi était malade. Colline, de son côté, avait été vendre des livres. On aurait voulu lui acheter un bras ou une jambe, qu’il y aurait consenti plutôt que de se défaire de ces chers bouquins. Mais Schaunard lui avait fait observer qu’on ne pourrait rien faire de son bras ou de sa jambe.
Mimi s’efforça de reprendre sa gaieté pour accueillir ses anciens amis.
 Je ne suis plus méchante, leur dit-elle, et Rodolphe m’a pardonné. S’il veut me garder avec lui, je mettrai des sabots et une marmotte, ça m’est bien égal. Décidément la soie n’est pas bonne pour ma santé, ajouta-t-elle avec un affreux sourire.
Sur les observations de Marcel, Rodolphe avait envoyé chercher un de ses amis, qui venait d’être reçu médecin. C’était le même qui avait jadis soigné la petite Francine. Quand il arriva, on le laissa seul avec Mimi.
Rodolphe, prévenu d’avance par Marcel, savait déjà le danger que courait sa maîtresse. Lorsque le médecin eut consulté Mimi, il dit à Rodolphe :
 Vous ne pouvez pas la garder. À moins d’un miracle elle est perdue. Il faut l’envoyer à l’hôpital. Je vais vous donner une lettre pour la Pitié ; j’y connais un interne, on prendra bien soin d’elle. Si elle atteint le printemps, peut-être la tirerons-nous de là ; mais si elle reste ici, dans huit jours elle ne sera plus.
 Je n’oserai jamais lui proposer cela, dit Rodolphe.
 Je le lui ai dit, moi, répondit le médecin, et elle y consent. Demain je vous enverrai le bulletin d’admission à la Pitié.
 Mon ami, dit Mimi à Rodolphe, le médecin a raison ; vous ne pourriez pas me soigner ici. À l’hospice on me guérira peut-être, il faut m’y conduire. Ah ! vois-tu, j’ai tant envie de vivre à présent, que je consentirais à finir mes jours une main dans le feu, et l’autre dans la tienne. D’ailleurs tu viendras me voir. Il ne faudra pas te faire de chagrin ; je serai bien soignée, ce jeune homme me l’a dit. On donne du poulet, à l’hôpital, et on fait du feu. Pendant que je me soignerai, tu travailleras pour gagner de l’argent, et quand je serai guérie, je reviendrai demeurer avec toi. J’ai beaucoup d’espérance maintenant. Je redeviendrai jolie comme autrefois. J’ai déjà été malade dans le temps, quand je ne te connaissais pas ; on m’a sauvée. Pourtant je n’étais pas heureuse dans ce temps-là, j’aurais bien dû mourir. Maintenant que je t’ai retrouvé et que nous pouvons être heureux, on me sauvera encore, car je me défendrai joliment contre la maladie. Je boirai toutes les mauvaises choses qu’on me donnera, et si la mort me prend, ce sera de force. Donne-moi le miroir, il me semble que j’ai des couleurs. Oui, dit-elle en se regardant dans la glace, voilà déjà mon bon teint qui me revient ; et mes mains, vois, dit-elle, elles sont toujours bien gentilles ; embrasse-les encore une fois, ça ne sera pas la dernière, va, mon pauvre ami, dit-elle en serrant Rodolphe par le cou et en lui noyant le visage de ses cheveux déroulés.
Avant de partir à l’hôpital, elle voulut que ses amis les bohèmes restassent pour passer la soirée avec elle. Faites-moi rire, dit-elle, la gaieté c’est ma santé. C’est ce bonnet de nuit de vicomte qui m’a rendue malade. Il voulait m’apprendre l’orthographe, figurez-vous ; qu’est-ce que vous voulez que j’en fasse ? Et ses amis donc, quelle société ! une vraie basse-cour, dont le vicomte était le paon. Il marquait son linge lui-même. S’il se marie jamais, je suis sûre que c’est lui qui fera les enfants.
Rien de plus navrant que la gaieté quasi posthume de cette malheureuse fille. Tous les bohèmes faisaient de pénibles efforts pour dissimuler leurs larmes et maintenir la conversation sur le ton de plaisanterie où l’avait montée la pauvre enfant, pour laquelle la destinée filait si vite le lin du dernier vêtement.
Le lendemain au matin, Rodolphe reçut le bulletin de l’hôpital. Mimi ne pouvait pas se tenir sur ses jambes ; il fallut qu’on la descendît à la voiture. Pendant le trajet, elle souffrit horriblement des cahots du fiacre. Au milieu de ces souffrances, la dernière chose qui meurt chez les femmes, la coquetterie, survivait encore ; deux ou trois fois elle fit arrêter la voiture devant les magasins de nouveautés, pour regarder les étalages.
En entrant dans la salle indiquée par son bulletin, Mimi ressentit un grand coup au cœur ; quelque chose lui dit intérieurement que c’était entre ces murs lépreux et désolés que s’achèverait sa vie. Elle employa tout ce qu’elle avait de volonté pour dissimuler l’impression lugubre qui l’avait glacée.
Quand elle fut couchée dans le lit, elle embrassa Rodolphe une dernière fois et lui dit adieu, en lui recommandant de venir la voir le dimanche suivant, qui était jour d’entrée.
 Ça sent bien mauvais ici, lui dit-elle, apporte-moi des fleurs, des violettes, il y en a encore.
 Oui, dit Rodolphe, adieu, à dimanche.
Et il tira sur elle les rideaux du lit. En entendant sur le parquet les pas de son amant qui s’en allait, Mimi fut prise soudainement d’un accès de fièvre presque délirante. Elle ouvrit brusquement les rideaux, et, se penchant à demi hors du lit, elle s’écria d’une voix entrecoupée de larmes :
 Rodolphe, r’emmène-moi ! je veux m’en aller !
La religieuse accourut à son cri et tâcha de la calmer.
 Oh ! dit Mimi, je vais mourir ici.
Le dimanche matin, qui était le jour où il devait aller voir Mimi, Rodolphe se rappela qu’il lui avait promis des violettes. Par une superstition poétique et amoureuse, il alla à pied, par un temps horrible, chercher les fleurs que lui avait demandées son amie, dans ces bois d’Aulnay et de Fontenay, où tant de fois il avait été avec elle. Cette nature si gaie, si joyeuse, sous le soleil des beaux jours de juin et d’août, il la trouva morne et glacée. Pendant deux heures il battit les buissons couverts de neige, souleva les massifs et les bruyères avec un petit bâton, et finit par réunir quelques brins de violettes, justement dans une partie de bois qui avoisine l’étang du Plessis, et dont ils faisaient tous les deux leur retraite favorite quand ils venaient à la campagne.
En traversant le village de Châtillon pour retourner à Paris, Rodolphe rencontra sur la place de l’Église le cortège d’un baptême, dans lequel il reconnut un de ses amis qui était parrain avec une artiste de l’Opéra.
 Que diable faites-vous par ici ? demanda l’ami, très surpris de voir Rodolphe dans ce pays.
Le poète lui conta ce qui lui arrivait.
Le jeune homme, qui avait connu Mimi, fut très attristé par ce récit, et, fouillant dans sa poche, il tira un sac de bonbons du baptême, et le remit à Rodolphe.
 Cette pauvre Mimi, vous lui donnerez ça de ma part, et vous lui direz que j’irai la voir.
 Venez donc vite, si vous voulez arriver à temps, lui dit Rodolphe en le quittant.
Quand Rodolphe arriva à l’hôpital, Mimi, qui ne pouvait pas bouger, lui sauta au cou d’un regard.
 Ah ! voilà mes fleurs, s’écria-t-elle avec le sourire du désir satisfait.
Rodolphe lui conta son pèlerinage dans cette campagne qui avait été le paradis de leurs amours.
 Chères fleurs, dit la pauvre fille en baisant les violettes. Les bonbons la rendirent très heureuse aussi. On ne m’a donc pas tout à fait oubliée ! Vous êtes bons, vous autres jeunes gens. Ah ! je les aime bien, tous tes amis, va ! dit-elle à Rodolphe.
Cette entrevue fut presque gaie. Schaunard et Colline avaient rejoint Rodolphe. Il fallut que les infirmiers vinssent les faire sortir, car ils avaient dépassé l’heure de la visite.
 Adieu, dit Mimi ; à jeudi, sans faute, et venez de bonne heure.
Le lendemain, en rentrant chez lui le soir, Rodolphe reçut une lettre d’un élève en médecine, interne à l’hôpital, et à qui il avait recommandé sa malade. La lettre ne contenait que deux mots :
« Mon ami, j’ai une bien mauvaise nouvelle à vous apprendre : le n° 8 est mort. Ce matin, en passant dans la salle, j’ai trouvé le lit vide. »
Rodolphe tomba sur sa chaise et ne versa pas une larme.
Quand Marcel rentra le soir, il trouva son ami dans la même attitude abrutie ; d’un geste, le poète lui montra la lettre.
 Pauvre fille, dit Marcel.
 C’est étrange, fit Rodolphe, je ne sens rien là. Est-ce que mon amour était mort en apprenant que Mimi devait mourir ?
 Qui sait ! murmura le peintre.
La mort de Mimi causa un grand deuil dans le cénacle de la bohême.
Huit jours après, Rodolphe rencontra dans la rue l’interne qui lui avait annoncé la mort de sa maîtresse.
 Ah ! mon cher Rodolphe, dit celui-ci en courant au-devant du poète, pardonnez-moi le mal que je vous ai fait avec mon étourderie.
 Que voulez-vous dire ? fit Rodolphe étonné.
 Comment, répliqua l’interne, vous ne savez pas, vous ne l’avez pas revue !
 Qui ? s’écria Rodolphe.
 Elle, Mimi.
 Quoi ? dit le poète qui devint tout pâle.
 Je m’étais trompé. Quand je vous ai écrit cette affreuse nouvelle, j’avais été victime d’une erreur ; et voici comment. J’étais resté absent de l’hôpital pendant deux jours. Quand j’y suis revenu, en suivant la visite, j’ai trouvé le lit de votre femme vide. J’ai demandé à la sœur où était la malade ; elle m’a répondu qu’elle était morte dans la nuit. Voici ce qui était arrivé. Pendant mon absence, Mimi avait été changée de salle et de lit. Au n° 8 qu’elle avait quitté, on avait mis une autre femme qui mourut le même jour. C’est ce qui vous explique l’erreur dans laquelle je suis tombé. Le lendemain du jour où je vous ai écrit, j’ai retrouvé Mimi dans une salle voisine. Votre absence l’avait mise dans un état horrible ; elle m’a donné une lettre pour vous. Je l’ai portée à votre hôtel à l’instant même.
 Ah ! mon Dieu ! s’écria Rodolphe, depuis que j’ai cru que Mimi était morte, je ne suis pas rentré chez moi. J’ai couché à droite et à gauche chez mes amis. Mimi est vivante ! Ô mon Dieu ! que doit-elle penser de mon absence ! Pauvre fille ! pauvre fille ! comment est-elle ? quand l’avez-vous vue ?
 Avant-hier matin, elle n’allait ni mieux ni plus mal ; elle est très inquiète et vous croit malade.
 Conduisez-moi sur-le-champ à la Pitié, dit Rodolphe, que je la voie.
 Attendez-moi un instant, dit l’interne quand ils furent à la porte de l’hôpital, je vais demander au directeur une permission pour vous faire entrer.
Rodolphe attendit un quart d’heure sous le vestibule. Quand l’interne revint vers lui, il lui prit la main et ne lui dit que ces mots :
 Mon ami, supposez que la lettre que je vous ai écrite, il y a huit jours, était vraie.
 Quoi ! dit Rodolphe en s’appuyant sur une borne, Mimi...
 Ce matin, à quatre heures.
 Menez-moi à l’amphithéâtre, dit Rodolphe, que je la voie.
 Elle n’y est plus, dit l’interne. En montrant au poète un grand fourgon qui se trouvait dans la cour, arrêté devant un pavillon, au-dessus duquel on lisait : Amphithéâtre, il ajouta : Elle est là.
C’était, en effet, la voiture dans laquelle on transporte dans la fosse commune les cadavres qui n’ont pas été réclamés.
 Adieu, dit Rodolphe à l’interne.
 Voulez-vous que je vous accompagne ? proposa celui-ci.
 Non, fit Rodolphe en s’en allant. J’ai besoin d’être seul.

Henry Murger, Scènes de la bohème, Paris : Michel Lévy frères, 1851, p. 404-412.
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