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Extrait

La religion de la rame

Herman Melville, Moby Dick, 1851

 Nagez, nagez, mes jolis cœurs, souquez, mes enfants, souquez, mes poussins, soupirait Stubb à ses hommes d’une voix traînante et apaisante car quelques-uns montraient encore des signes d’inquiétude. Pourquoi ne rompez-vous pas l'échine, mes enfants ? Que regardez-vous ainsi ? Ces gars dans la pirogue ? Quelle bêtise ! Cela ne fait que des mains pour nous aider — peu importe d'où elles viennent — plus on est de fous, plus on rit. Allons, nagez, nagez, de grâce ! Peu importe le soufre, les diables sont assez bons bougres. Bon, voilà qui va bien, c'est un coup qui vaut ses mille livres, c'est un coup qui ramasse les enjeux ! Hourra pour la coupe d'or de spermaceti, mes braves ! Trois vivats, hommes, et haut les cœurs ! Comme ça, comme ça, ne soyez pas pressés, ne soyez pas pressés. Pourquoi ne brisez-vous pas vos avirons, canailles ? Un peu de mordant, chiens que vous êtes ! Bon, bon, là, comme ça, comme ça ! Voilà... comme ça, voilà ! Allongez la nage, tirez. Commencez à tirer ! Le diable vous emporte, gueux de propres à rien. Vous dormez ! Fini de ronfler, fainéants, et tirez. Nagez, voulez-vous ? Ne pouvez-vous pas nager ? Ne voulez-vous pas nager ? Je vous en donnerai des petits couteaux pour les perdre, pourquoi ne nagez-vous pas ? Nagez, et que ça barde ! Souquez, que les yeux vous en sortent ! Là ! Il tira brusquement de sa ceinture son couteau effilé. Que chaque fils de sa mère nage la lame entre les dents ! Voilà... très bien, mes tranchants de hache, voilà... Faites-la avancer, mes nés-coiffés ! Faites-la avancer, mes épissoirs !

Si l'exorde de Stubb est, ici, donnée en entier, c'est qu'il avait une manière à lui de s'adresser à ses hommes, tout particulièrement pour leur inculquer la religion de la rame. Que cet échantillon de sermon ne vous laisse pas à croire qu'il n'entrait jamais dans de furieuses colères contre ses ouailles. Au contraire, et c'est là qu'était son originalité. Il pouvait dire à ses hommes les choses les plus affreuses sur un ton qui alliait la plaisanterie à la rage, et sa fureur ne semblait être qu'un piment à la farce, de sorte qu'il ne se trouvait aucun canotier qui ne tirât sur les avirons comme si sa vie était en jeu et qui, en même temps, ne tirât pour la blague, en entendant ses invocations saugrenues. D'autre part, il avait toujours l'air à l'aise, si nonchalant, manœuvrant si paresseusement son aviron de queue, bâillant si largement, la bouche grande ouverte, que la seule vue d'un chef se décrochant pareillement la mâchoire, par le seul effet de contraste, agissait comme un charme sur ses hommes. De plus, Stubb était un de ces singuliers humoristes, dont la jovialité était parfois si curieusement ambiguë qu'elle mettait tous les subalternes sur la défensive lorsqu'il s'agissait d'obéir.

Herman Melville, Moby Dick, tr. Henriette Guex-Rolle, Paris :Garnier-Flammarion, 1989, chapitre 48, p. 248-249.
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