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Extrait

Isabelle Nières-Chevrel, « Le rapport du texte et de l'image dans les livres d'enfants »

Isabelle Nières-Chevrel
D’après « L'évolution des rapports entre le texte et l'image dans la littérature pour enfants », dans L'enfance à travers le patrimoine écrit, Actes du colloque, coéd. ARALD, FFCB, Bibliothèque d'Annecy, 2001

L'histoire du livre pour enfants s'inscrit dans l'histoire du livre en général, qu'il s'agisse de l'émergence d'un marché, de la naissance des collections, de la mise sur pied des circuits de distribution, de l'évolution de techniques d'impression – et tout particulièrement de celles qui concernent la reproduction d'images.
On peur dégager trois grands traits de l'évolution des rapports entre le texte et l'image dans la littérature pour enfants du 18e siècle à nos jours :

  • l'image entre tout d'abord dans les livres pour enfants, y fait sa place, envahit progressivement les pages et finit par en expulser le texte ;
  • les images peuvent s'approprier l'espace de la page jusqu'à faire dévier le livre vers le jouet ;
  • le texte et l'image ne se situent pas dans un simple rapport de proximité spatiale et de redondance sémantique mais dans une cohabitation et une interaction. Celles-ci sont susceptibles de modifier les conditions de la création littéraire dans le domaine du livre pour enfants.

L'invasion de l'image
Le livre pour enfants s'inscrit dans l'évolution globale de l'édition telle que nous la connaissons depuis le milieu du 18e siècle. Mais sa spécificité éditoriale est liée au statut que va progressivement y acquérir l'illustration. Quand Carroll fait dire à Alice : « À quoi peut bien servir un livre où il n'y a ni images ni dialogues ? », il affirme que l'image est une des marques du livre pour enfants. Mais il n'en a pas été toujours ainsi. Les grands textes pionniers du 18e siècle comme L'Ami des enfants de Berquin, le Magasin de enfants de Madame Leprince de Beaumont, ou le Robinson de douze ans de Madame Mallès de Beaulieu comportent peu ou pas d'illustrations. Lorsque Louis Hachette intitule « Bibliothèque rose illustrée », la collection qu’il lance en 1858, il suggère par le second qualificatif que la présence systématique d’illustrations sera un des attraits de sa nouvelle collection. La présence de l’image est désormais une des marques attendues des livres pour l'enfance et la jeunesse.
L'introduction sous la Restauration de l'illustration dite in-texte creuse l'écart entre le roman illustré, qu'il soit pour adultes ou pour enfants, et la littérature destinée aux enfants. La gravure typo-compatible vient en effet bousculer le pavé typographique, elle autorise la multiplication des illustrations et rapproche l'image de la séquence narrative qu'elle illustre. C'est de cette plasticité dans l’agencement du texte et de l'image que va naître l'album pour enfants vers le milieu du 19e siècle, à laquelle viendra s'ajouter assez rapidement la possibilité de reproduire – et de bien reproduire – les illustrations en couleurs. Les artistes vont progressivement apprendre à maîtriser ce nouvel espace de la page, à se soucier de lisibilité, à construire un ensemble harmonieux pour l’œil ou à jouer des rapports entre le texte et l'image. L'album, qui n'était qu'un genre privé, un quasi-loisir d'adultes à l'époque romantique, va se créer un espace entre le roman illustré et le beau livre, se définir comme livre de l'enfance, pour devenir au 20e siècle le grand genre de la littérature de l'enfance, le seul que celle-ci ait – sinon inventé – tout au moins déployé dans toutes ses virtuosités et sa richesse. L'apport de la couleur, la souplesse des possibilités techniques dans la reproduction des images et dans la disposition du texte sont devenus autant d'invites à l'invention. L'image élargit sans cesse son empire et finit par conquérir quatrièmes de couvertures et pages de gardes.
L'aboutissement logique de cette invasion de l'image dans l'espace du livre d'enfants sera l'apparition d'albums sans texte. Le Père Castor avait conçu dès 1949 des Histoires en images, ensemble de trois images dont le jeune enfant devait retrouver la succession logique, mais qui comportait un bref résumé narratif destiné à l'adulte. On passe du matériel pédagogique à la narration graphique lorsqu'on voit apparaître en France autour de 1970 des albums dont le texte se réduit au seul paratexte. Le Petit Chaperon rouge de Warja Honegger-Lavater publié chez Adrien Maeght en 1965 est un exemple de cette démarche. Sous le codage des personnages et des lieux, le lecteur « sous-entend » les séquences de ce récit universellement connu. Ces albums sans texte n'éclipsent évidemment pas les albums qui jouent sur l'interaction du texte et de l'image, et qui restent largement majoritaires. Mails la place globalement prise par l'image dans l'album se fait au détriment de celle qu'elle occupait jusqu'ici dans les textes destinés aux enfants plus âgés. On assiste à un déplacement de l'invention graphique du roman vers l'album et à un appauvrissement du même coup de l'illustration des romans. À quelques notables exceptions, ce qui reste est d'une grande indigence, comme si les images n’étaient plus là que « pour mémoire» ou parce qu'un roman pour la jeunesse se reconnaîtrait à la présence d'illustrations.
L'abondance des illustrations – célèbres ou oubliées – que la littérature de jeunesse a suscitées depuis le milieu du 19e siècle a progressivement constitué un véritable réservoir iconographique et favorisé une « inter-iconicité » interne aux livres pour enfants. De même qu'un texte peut citer un autre texte, une image peut citer une autre image, soit pour elle-même, soit pour le texte auquel elle renvoie. Ainsi, dans Pétronille et ses 120 petits, Claude Ponti vole à John Tenniel la silhouette d'Alice nageant dans ses propres larmes pour la faire nager dans d'autres larmes, celles de la madeleine que rencontre Pétronille et qui, bien entendu, pleure comme une Madeleine !

L'espace de la page
Le codex fut un objet conçu – et parfaitement conçu – pour porter du texte. L'image est comme une intruse, présente cependant dès les manuscrits médiévaux, qui a appris à utiliser tous les possibles de ce support qui n'a pas été inventé pour elle. Dès lors, comment le texte et les images s'organisent-ils dans l'espace de la page et cohabitent-ils dans les pages successives du livre ?
Lorsque nous ouvrons un livre, nous apercevons simultanément deux pages, que nous lirons successivement si elles portent du texte, mais que nous balayons du même regard si elles portent des images. Maurice Boutet de Monvel a magistralement joué de cette dualité, soit qu'il invite l'enfant à confronter image de gauche et image de droite, comme dans se recueils de chansons, soit que les deux illustrations semblent dans la continuité l'une de l'autre comme dans Jeanne d'Arc, où la double marge centrale semble alors remplir une fonction de cache. Si l'usage de la structure binaire est d'une grande fréquence dans l'album, elle n'est pas absente du roman illustré. Castelli dans son illustration de Pauvre Blaise, Tenniel dans celle d’Alice au pays des Merveilles utilisent des illustrations en doublet, le premier pour placer l’enfant en position d’évaluateur moral, le second pour donner à voir la métamorphose.
Le matériau utilisé pour la page – un papier fort – est choisi quand les livres pour les tout petits invitent ceux-ci à couper, plier, tirer, soulever, etc. Ces albums donnent un pouvoir au jeune enfant et le mettent en position d'acteur. Le plaisir de "petit démiurge" qu’offrent ces livres dépassent de loin – nous le savons – le temps des apprentissages !
Si l'on considère le format des livres, les usages sont assez différents dans le domaine du roman et dans celui de l'album. Les formats des romans pour la jeunesse sont aujourd'hui similaires à ceux que l'on rencontre dans la culture pour adultes, alors qu'ils connurent longtemps les grands formats des « beaux livres », ceux des « livres d'étrennes » et des « livres de prix ». Les formats des albums sont infiniment plus divers mais peuvent (en simplifiant les choses) se ramener à trois : le carré, le rectangle en hauteur (format à la française), le rectangle oblong (format à l'italienne), tous dans des dimensions variées. Pourquoi une telle diversité des formats dans le domaine de l'album ? Dans le domaine du roman, on peut faire varier le pavé typographique sans préjudice pour le sens du texte. En revanche, dans l'album, ce sont les proportions et les dimensions de l'image qui déterminent celles du livre lui-même : le format est l'espace initial de la construction du sens. Du même coup, on ne modifie pas sans grand dommage les dimensions et le format d’un album.

L'image et l'écriture : les interactions du texte et de l'image dans la création et dans l'invention narrative des livres pour enfants
L'entrée de l'image dans le livre pour enfants vient remettre en cause la suprématie de l'écrivain. Celui-ci n'est plus désormais le seul maître de sa fiction. Il lui faut consentir à ce que des effets de sens lui échappent et soient inventés par quelqu'un d'autre que lui, selon une logique autre que le sienne. Tous les écrivains du XIXe siècle qui écrivent pour la jeunesse savent que leur texte sera illustré, ou pourra l'être. Il nous est impossible d'évaluer l'incidence que peut avoir cette prévision sur l'écriture, mais il est difficile de penser qu'elle n'en a aucune. Lewis Carroll, Marcel Aymé sont là pour témoigner de l’importance qu'ils accordent à l'illustrateur et à l’illustration. Si certains auteurs ont été tentés par l'illustration, peu ont réussi à des résultats pleinement satisfaisants. À l'inverse, nombreux sont les graphistes devenus écrivains, à l'instar de Beatrix Potter, Jean de Brunhoff, Maurice Sendak ou Tomi Ungerer. Le livre pour enfants et la bande dessinée sont les deux espaces éditoriaux qui accueillent le plus facilement les artistes dont l'invention combine le texte et l'image. Cette redistribution de la pulsion créatrice entre deux modes de communication – dire et montrer – souligne qu’il y a une différence fondamentale entre l’illustration d’un texte par un autre ou par soi-même. Dans le premier cas, deux artistes se rencontrent et deux inconscients entrent en œuvre ; dans le second, un même projet artistique et un seul inconscient répartissent le sens entre le dire et le voir, entre le dévoilé et le masqué. L'imaginaire de certains artistes semble même pouvoir s'actualiser quasi indifféremment dans le texte ou dans l'image. Lewis Carroll en offre un remarquable exemple. Enfin, l'émergence d'albums dont la narration trouve son point de départ dans l'image et non dans le langage témoigne d'une inversion des rapports d'engendrement du texte et de l'image. Dans ce cas, c'est l'image qui fonde le scénario et le texte est là pour légitimer les étapes de l'illusion. On peut donner pour exemples : Petit-Bleu et Petit-Jaune et Pilotin de Leo Lionni ou Jojo la mache d'Olivier Douzou. Certains albums prennent le lecteur par surprise (rôle de la page de droite comme cache), d'autres le mettent en revanche dans la confidence : il en sait plus que les protagonistes de la fiction. On peut donc penser que la coprésence du texte et de l'image dans le livre pour enfants engendre de nouveaux modes de création et, parallèlement, de nouveaux modes de lecture.
La coprésence du texte et de l'image, enfin, rend les œuvres fragiles, notamment lorsque celles-ci se trouvent rééditées ou traduites. Dans l’album, plus encore que dans le roman illustré, toute modification du format et de mise en page dégradent les effets de sens engendrés par l’interaction du texte et de l’image.

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