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Extrait

Jean-Pierre Vernant : Le Résistant en tant que héros

D'après François Marcot, tract anonyme parodique
Dans une France défaite, et pour une grande part occupée, émerge très vite la figure du général de Gaulle. Si les responsables de la Résistance qui s’organise prennent souvent leurs distances avec lui, il est pour les premiers résistants de base une image tutélaire comme en témoigne, sous sa forme parodique, ce tract anonyme de l’automne 1940 : « Prière à de Gaulle – Notre de Gaulle qui êtes au feu, que votre nom soit glorifié […]. Mais ne nous laissez pas sous leur domination, et délivrez-nous des Boches. Ainsi soit-il. Vive de Gaulle ! ». Peu à peu s’élabore la figure du héros : de Gaulle est considéré comme le premier à indiquer la voie juste et sa solitude est celle des visionnaires.

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De la Résistance à la Libération

Comme phénomène collectif, la Résistance revêt d’emblée une dimension légendaire : qu’elle suscite l’admiration ou la crainte, et souvent les deux à la fois, elle représente une entité supérieure et mystérieuse. Comme on sait peu d’elle, l’imagination nourrit les représentations de ses gestes à peine entraperçus : rédacteurs et distributeurs de tracts clandestins qui diffusent une pensée libre ou révèlent des informations secrètes ; hommes de la nuit reliés à Londres par d’indéchiffrables messages lancés par la BBC et qui réceptionnent des parachutages d’armes et peut-être d’espions ; agents qui infiltrent les Allemands et pénètrent l’administration française ; saboteurs qui détruisent les officines travaillant pour les occupants et font dérailler les trains ; groupes armés qui exécutent des Allemands et des collaborateurs ; mystérieuses complicités de sabotages et actes de désobéissance civile pour enrayer la machine à « déporter » les travailleurs français en Allemagne ; maquis échappant à l’occupation, installés « en haut » et vivant une liberté pleine de sacrifices et de risques.

À cette vision se superpose la légende noire : les têtes brûlées qui attirent d’inutiles et sanglantes représailles ; les bandits qui profitent de la Résistance pour rançonner, voire tuer, d’innocentes victimes ; les anarchistes, étrangers et communistes qui, sous couvert de patriotisme, dissimulent des projets de révolution… Les deux légendes se renforcent l’une l’autre et favorisent l’émergence de figures héroïques. Longtemps anonymes, ces acteurs apparaissent en pleine lumière sous le statut de martyrs.

Absence de héros commun

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Dans la mémoire des Français, c'est Jean Moulin qui incarne le héros par excellence de la Résistance intérieure. Mais il n'occupe cette place que par sa panthéonisation en 1964. Pourquoi la mémoire sociale ne s’est-elle pas donné un grand héros éponyme de la Résistance auparavant ? La principale cause semble tenir aux divisions de l’après-guerre, aux désaccords intervenus sur la place des organisations de Résistance et des partis traditionnels dans la reconstruction de la France, ensuite aux vues divergentes sur tous les grands problèmes auxquels la France de l’après-Libération est confrontée et, finalement, à l’affrontement des mémoires. Plutôt que de réduire, comme trop souvent, cet affrontement au choc des mémoires gaullistes et communistes, il faut tenir compte de deux autres mémoires – qui vont justement produire leurs héros : une mémoire socialisante et une mémoire de droite classique et modérée. Globalement unie, la Résistance a fourni un socle de valeurs communes : patriotisme, libertés démocratiques, défense de la dignité de l’homme… Mais non une grille d’analyse commune car la hiérarchisation de ces valeurs est fonction de chacun et de sa propre vision du monde. En sont l’illustration les engagements contraires d’anciens membres du CNR : Georges Bidault défend la politique coloniale et l’Algérie française tandis que Claude Bourdet s’y oppose et, pour avoir dénoncé l’usage de la torture en Algérie, est envoyé en avril 1956 à la prison de Fresnes par le gouvernement du socialiste résistant Guy Mollet ; dans le contexte de la guerre froide, Joseph Laniel, fondateur en 1945 du Parti républicain de la liberté se range fermement du côté des Américains tandis que le communiste Pierre Villon milite dans les associations « pacifistes », en fait prosoviétiques. Difficile, dans ces conditions, de se trouver un héros commun !

Héros multiples, individuels et collectifs

L’absence d’un grand nom fédérateur ne doit cependant pas occulter la multiplicité des héros de la Résistance. La Résistance a conféré à ceux qui ont combattu dans ses rangs le prestige d’avoir lutté pour une cause dont nul ne met en doute la valeur référentielle, la libération des hommes et la délivrance de la patrie envahie. Les candidats au statut de héros de la Résistance ne manquent pas. Peut-être est-ce la raison même qui empêche, pendant vingt ans, l’émergence de l’un d’eux mais autorise qu’ils soient pluriels en raison même de la nature de la Résistance, perçue par ceux qui n’en étaient pas comme une force anonyme et mystérieuse et par ceux qui l’ont vécue comme une société d’égaux partageant les mêmes risques. Soulignons ici à nouveau le paradoxe de la Résistance : elle n’existe que par les engagements individuels, elle n’opère que dans l’action collective, elle ne survit que par la solidarité de ceux qui l’entourent et par la fraternité de ceux qui, arrêtés, « ne parlent pas ». Sortir un héros de la masse, c’est risquer de dénaturer la Résistance. Pour la célébrer en l’incarnant, deux chemins sont empruntés.

Le premier consiste à construire, comme le fait le cinéma français de la Libération, un héros emblématique, par exemple les cheminots de La Bataille du rail de René Clément, film sorti en 1946.

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Seconde solution : choisir des héros multiples pour illustrer la diversité de la Résistance, tout comme sa nature collective. Ainsi la série des 23 timbres de la Poste française, intitulée Les Héros de la Résistance, éditée durant cinq années de 1957 à 1961. Autre exemple, la célébration des héros « locaux » par les collectivités territoriales. Dans ce cas, la commémoration implique l’autocélébration de la commune ou de la région pour leur glorieuse participation à la défense de la liberté, de la patrie. Les supports de la mémoire des héros résistants sont nombreux : noms de rues ou d’établissements scolaires, plaques et monuments qui suscitent parfois des manifestations commémoratives, écrits de toutes natures (articles de presse, brochures et ouvrages) dont le contenu mêle parfois approche légendaire et historique, plus récemment les musées locaux, éventuellement porteurs d’une mémoire héroïsante et les productions audiovisuelles de toutes formes, à vocation documentaire ou fictionnelle.

Enfin, des groupes génèrent leurs héros, emblématiques de leur participation à la lutte nationale : Pierre Georges, Fabien, et Danielle Casanova chez les communistes, Pierre Semard (bien qu’il n’ait pas été résistant au sens strict) chez les syndicalistes cheminots, Robert Desnos chez les écrivains, Eugène Pons chez les imprimeurs, les grévistes de maijuin 1941 du Nord–Pas-de-Calais chez les mineurs, Honoré d’Estienne d’Orves chez les marins et les catholiques traditionalistes. Partout il y eut des acteurs, associations, partis, syndicats pour prendre en charge la valorisation du héros et lui conférer une légitimité qui, en retour, rejaillit sur le groupe dont il est l’émanation.

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Héros au gré du temps

Les héros de la Résistance sont tributaires de la fortune du temps. Apparus durant la clandestinité, ils connaissent deux périodes fastes : celle de leur célébration comme héros de la Libération qui ne dépasse pas 1947 et celle du retour au pouvoir du général de Gaulle avec la panthéonisation de Jean Moulin. Entre-temps, lancés dans une reconstruction personnelle et nationale, les Français s’investissent dans le travail pour une société meilleure, plongent dans les délices de la société de consommation et se détournent quelque peu de ce passé. Depuis les années 1970, avec le départ du général de Gaulle, les remises en cause de Mai 68, la crise d’identité nationale consécutive à la disparition des grandes idéologies, une vision noire de la période de l’Occupation se dessine peu à peu, qui, sans effacer le souvenir des héros de la Résistance, relativise leur place. Toutefois, depuis une vingtaine d’années on assiste à une sérieuse remise en cause des héros mêmes de la Résistance, et du premier d’entre eux, Jean Moulin que des publicistes ont suspecté tour à tour d’avoir été agent soviétique ou antigaulliste travaillant pour les Américains.

Raymond et Lucie Aubrac (que le film de Claude Berri a temporairement mise au premier plan) ont été plus durement attaqués encore, accusés directement d’être à l’origine de l’arrestation de Jean Moulin sur la base du « testament » que Klaus Barbie aurait apporté (élaboré en fait par son avocat) ou sommés de s’expliquer sur la « clémence » dont celui-ci aurait fait preuve. Comme le scandale fait recette, ces entreprises de pseudo-démystification, dépourvues de rigueur historique, trouvent un large écho dans la presse – y compris celle qui se réclame d’une information de qualité.

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Place aux victimes

Dans le même temps, les héros s’effacent devant les victimes, dignes d’une plus grande considération parce qu’« innocentes ». Victimes des persécutions raciales, victimes des bombardements, victimes des viols perpétrés par des soldats américains, toutes, dans le panthéon national ont tendance à supplanter ceux qui, engagés dans la lutte contre les occupants, ont trouvé la mort. Après tout, ces combattants ne se sont-ils pas exposés eux-mêmes ? Et dans la France actuelle sait-on vraiment pour qui et pour quoi ? Pour la « liberté » ou pour la « patrie » ? N’y a-t-il pas suspicion, non pas généralisée, mais forte, sur la valeur de tout engagement ? Quelle place pour les héros dans un Pays dont les dirigeants, suivant évidemment l’air du temps, s’associent aux commémorations de la défaite de Trafalgar et refusent de le faire pour la victoire d’Austerlitz ?

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