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Extrait

« Ah ! Pour être dévot, je n’en suis pas moins homme »

Molière, Le Tartuffe, ou L'imposteur, acte III, scène 3

ELMIRE
[…] Mais parlons un peu de notre affaire.
On tient que mon mari veut dégager sa foi,
Et vous donner sa fille. Est-il vrai, dites-moi ?

TARTUFFE
Il m’en a dit deux mots ; mais, Madame, à vrai dire,
Ce n’est pas le bonheur après quoi je soupire ;
Et je vois autre part les merveilleux attraits
De la félicité qui fait tous mes souhaits.

ELMIRE
C’est que vous n’aimez rien des choses de la terre.

TARTUFFE
Mon sein n’enferme pas un cœur qui soit de pierre.

ELMIRE
Pour moi, je crois qu’au Ciel tendent tous vos soupirs,
Et que rien ici-bas n’arrête vos désirs.

TARTUFFE
L’amour qui nous attache aux beautés éternelles
N’étouffe pas en nous l’amour des temporelles ;
Nos sens facilement peuvent être charmés
Des ouvrages parfaits que le Ciel a formés.
Ses attraits réfléchis brillent dans vos pareilles ;
Mais il étale en vous ses plus rares merveilles ;
Il a sur votre face épanché des beautés
Dont les yeux sont surpris, et les cœurs transportés,
Et je n’ai pu vous voir, parfaite créature,
Sans admirer en vous l’auteur de la nature,
Et d’une ardente amour sentir mon cœur atteint,
Au plus beau des portraits où lui-même il s’est peint.
D’abord j’appréhendai que cette ardeur secrète
Ne fût du noir esprit une surprise adroite ;
Et même à fuir vos yeux mon cœur se résolut,
Vous croyant un obstacle à faire mon salut.
Mais enfin je connus, ô beauté toute aimable,
Que cette passion peut n’être point coupable,
Que je puis l’ajuster avec la pudeur,
Et c’est ce qui m’y fait abandonner mon cœur.
Ce m’est, je le confesse, une audace bien grande
Que d’oser de ce cœur vous adresser l’offrande ;
Mais j’attends en mes vœux tout de votre bonté,
Et rien des vains efforts de mon infirmité ;
En vous est mon espoir, mon bien, ma quiétude,
De vous dépend ma peine ou ma béatitude,
Et je vais être enfin, par votre seul arrêt,
Heureux si vous voulez, malheureux s’il vous plaît.

ELMIRE
La déclaration est tout à fait galante,
Mais elle est, à vrai dire, un peu bien surprenante.
Vous deviez, ce me semble, armer mieux votre sein,
Et raisonner un peu sur un pareil dessein.
Un dévot comme vous, et que partout on nomme....

TARTUFFE
Ah ! Pour être dévot, je n’en suis pas moins homme ; 
Et lorsqu’on vient à voir vos célestes appas,
Un cœur se laisse prendre, et ne raisonne pas.
Je sais qu’un tel discours de moi paraît étrange ;
Mais, Madame, après tout, je ne suis pas un ange ;
 

Molière, Le Tartuffe, ou L'imposteur, acte III, scène 3
Librairie des bibliophiles / Flammarion (Paris), 1894
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