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Extrait

Elias, la passion du Moyen Âge

Théophile Gautier, « Elias Wildmanstadius, ou l'Homme du Moyen Âge », Les Jeunes France, romans goguenard, 1833
Dans la nouvelle « Elias Wildmanstadius » publiée en 1832, Gautier se moque des clichés du romantisme à travers le portrait du naïf Elias Wildmanstadius. La redécouverte du Moyen Âge suscite chez ce personnage une passion démesurée pour l'architecture gothique et Notre-Dame de Paris.

Pourtant, avec tout cela, il avait une âme aimante et pieuse ; il comprenait l’art, mais l’art naïf et qui croit à son œuvre, l’art gothique, patient et enthousiaste, qui fait des miniatures géantes, des basiliques travaillées en bijou, des clochers de deux cents pieds, finis comme des chatons de bague. Il sentait admirablement bien l’architecture ; il eût trouvé Notre-Dame et la cathédrale de Bourges, si elles avaient été à faire. Trois cents ans plus tôt, le nom d’Élias Wildmanstadius nous fût parvenu, porté par l’écho des siècles, avec ces quelques noms rares qui surnagent et ne meurent point ; mais, comme beaucoup d’autres, il avait manqué son entrée en ce monde, il n’était qu’une espèce de fou ; il eût été un des plus hauts génies, sa vie eût été pleine et complète : il était obligé de se créer une existence factice et ridicule, et de se jouer lui-même de lui.

Choqué de la tournure bourgeoise et mercantile des habitants, de la monotonie anti-pittoresque des maisons neuves, il en était réduit à ne pas sortir, ou, s’il le faisait, ce n’était que pour visiter et pour fureter dans tous ses coins sa bonne vieille cathédrale. C’était le plus grand plaisir qu’il eût ; il y restait des heures entières en contemplation. Le clocher déchiqueté à jour, les aiguilles évidées, les pignons tailladés en scie, les croix à fleurons, les guides et les tarasques montrant les dents à l’angle de chaque toit, les roses des vitraux toujours épanouies, les trois porches avec leurs collerettes de saints, leurs trèfles mignonnement découpés, leurs faisceaux de colonnes élancées et fluettes, les niches curieusement ciselées et toutes folles d’arabesques, les bas-reliefs, les emblèmes, les figures héraldiques, la plus petite dentelure de cette broderie de pierre, la plus imperceptible maille de ce tulle de granit, il aurait tout dessiné sans rien voir, tellement il avait présent à la mémoire jusqu’au moindre détail de son église bien-aimée. La cathédrale, c’était sa maîtresse à lui, la dame de ses pensées ; il ne lui eût pas fait infidélité pour la plus belle des femmes : il en rêvait, il en perdait le boire et le manger ; il ne se trouvait à l’aise qu’à l’ombre de ses vieilles ogives : il était là chez lui : le fond était en harmonie avec le personnage. À force de vivre avec les colonnettes fuselées, au milieu des piliers sveltes et minces, il en avait en quelque sorte la forme : à le voir si maigre et si long, on l’eût pris pour un pilier de plus, ses cheveux bouclés ne ressemblant pas mal aux acanthes des chapiteaux.

Il avait étudié à fond l’histoire de la basilique et de sa construction ; il vous eût dit précisément à quelle année avaient été bâtis le chœur et l’abside, le maître-autel et le jubé, la nef et les chapelles latérales ; il avait constaté l’âge de chaque pierre ; il savait combien avait coûté la menuiserie des stalles, du banc de l’œuvre et de la chaire, ce qu’il avait fallu de temps pour poser la clef de voûte, suspendre la lancette et le pendentif ; il lisait couramment les inscriptions de toutes les tombes ; il expliquait les blasons ; il connaissait le sujet de tous les tableaux et de toutes les peintures des vitrages ; il vous eût conté comment l’orgue, don d’un empereur d’Orient, était le premier qu’on eût vu en Europe ; et bien d’autres, si vous l’eussiez laissé faire, car il ne tarissait pas sur ce sujet ; et, quand il en parlait, sa figure s’animait singulièrement, ses yeux, d’un bleu terne, brillaient d’un éclat extraordinaire.

Cette pauvre âme, oubliée dans un coin du ciel par son ange gardien, amoureux sans doute de quelque Éloa, et jetée ensuite dans un monde dont toutes ses sœurs s’en étaient allées, nageait alors dans une joie ineffable et pure : elle se croyait en 1500.

Pour tromper son ennui, le bon Élias Wildmanstadius sculptait, avec un canif, de petites cathédrales de liège, peignait des miniatures à la manière gothique, transcrivait de vieilles chroniques, et faisait des portraits de vierges, avec des auréoles et des nimbes d’or.

Il vécut ainsi fort longtemps, peu compris et ne pouvant comprendre. Sa fin fut digne de sa vie. Il y a deux ans, le tonnerre tomba sur la cathédrale, et y fit de grands ravages. Par l’effet d’une sympathie mystérieuse, le bon Élias mourut de mort subite, précisément à la même heure, dans sa maison ( c’est celle qui fait l’angle du vieux marché, et où l’on voit une madone ), assis dans un grand fauteuil, au moment où il achevait un dessin de la cathédrale. On l’enterra, comme il l’avait toujours demandé, dans la chapelle où il avait passé tant d’heures de sa vie, sous la pierre qu’il avait usée de ses genoux. Il est maintenant là-haut, en compagnie des chérubins, de la Vierge et des saints, qu’il aimait tant, dans son beau paradis d’or et d’azur, et sans doute il ne manquerait rien à son bonheur, si l’épitaphe de son tombeau n’était pas en style et en caractères évidemment modernes.

Gérard de Nerval, Les Jeunes France, romans goguenard : Paris, Charpentier, 1854.
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