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Extrait

Le Val des Faux Amants

Lancelot du Lac

La demoiselle revint alors voir Lancelot et lui dit : « Eh bien, noble chevalier, vous allez découvrir quel grand honneur vous attend, car, Dieu m’en est témoin, vous allez délivrer aujourd’hui même, j’en ai le pressentiment, tous les prisonniers du val. Cependant, ce ne sera pas grâce à votre valeur chevaleresque, car avec cela, vous ne triompherez en rien s’il vous manque une autre qualité.
– Et de laquelle voulez-vous parler ? Contrairement à ce que vous pensez, je suis loin d’être doté de tous les mérites du monde que doit posséder un chevalier.
– Je vais vous le dire, fit-elle, vous ne sortirez jamais d’ici si vous vous êtes rendu coupable de tromperie ou de trahison envers Amour, en acte ou en pensée. » A ces mots, il esquissa un sourire et lui dit :
« Demoiselle, s’il arrivait au val un chevalier qui n’aurait jamais été infidèle, comment s’en sortirait-il ?
– Bien, répondit-elle, car il délivrerait tous les prisonniers et ce ne serait pas un piètre honneur, car il y a plus de deux cents chevaliers qui croient ne jamais en sortir. Mais vous êtes un chevalier si preux que ce serait vraiment dommage pour vous de tomber dans une si cruelle prison. Aussi, je vous conseille d’aller plutôt là où vous trouverez monseigneur Gauvain, car, à mon avis, il n’existe pas un chevalier qui ait aimé sans trahir son amie d’une manière ou d’une autre.
– Je le verrai bientôt, répliqua-t-il, s’il y en a un. Et s’il n’y en a pas, à Dieu ne plaise qu’il puisse en exister un jour. Venez, suivez-moi. » Sur ces mots, il entra hardiment dans l’enceinte, suivi de la demoiselle qui avait très peur pour lui. Lancelot arriva bientôt aux deux dragons et il laissa dehors son cheval. Les dragons se ruèrent sur lui, il visa le premier très adroitement et le frappa entre les deux yeux, mais l’épée rebondit en arrière et il en fut si dépité qu’il l’aurait jetée par terre s’il n’avait pensé qu’elle pouvait encore lui servir.
Il la remit aussitôt dans le fourreau et, ôtant l’écu de son cou, il le plaça devant son visage pour se protéger du feu, car il redoutait que les dragons ne le lui brûlent. De tout son élan, il se précipita sur celui qui était près de lui et visa pour lui asséner un coup de pommeau, mais le dragon se redressa, donna des coups de griffes sur l’écu et cracha par la gueule une flamme brûlante. D’un mouvement brusque, Lancelot le saisit de sa main libre, le plaqua contre le mur tout proche, puis, jetant son écu, il l’empoigna à deux mains et le serra si violemment qu’il lui rompit la gorge par la force de ses bras. Celui-ci tué, il se rua aussitôt sur l’autre, ne semblant craindre aucun danger possible. En le voyant arriver, le dragon l’attaqua aux yeux, mais Lancelot se couvrit de son écu pour se protéger de la flamme énorme et brûlante. Que dire de plus ? Il tua le second exactement comme il avait tué le premier, ce qui remplit de joie la demoiselle. Lancelot vint alors la chercher là où il l’avait laissée et la pria d’avancer. Il alla jusqu’à l’eau noire et profonde où la demoiselle avait vu tomber monseigneur Yvain, ce qui la rendait très anxieuse pour Lancelot.»

Le Livre du Graal, II. – Lancelot (1ère partie)
Édition bilingue préparée par Daniel Poirion, publiée sous la direction de Philippe Walter.
Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2003.
pp. 1210-1212.
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