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Extrait

Le désespoir de la duchesse

Stendhal, La Chartreuse de Parme, chapitre XVI, 1839
Malgré sa situation de successeur de l’évêque de Parme, Fabrice, tout en fréquentant la cour et les salons, a vite pris pour maîtresse une actrice désargentée. Sans le vouloir, il a aussi éveillé la jalousie du comte Mosca, amoureux de la Sanseverina, qui de son côté refoule tant bien que mal l’amour incestueux qu’elle porte à son neveu. Quand Fabrice se bat et finit par tuer un rival amoureux, elle cherche désespérément à le faire acquitter, aidée par Mosca qui désire désespérément l’épouser. Après s’être d’abord enfui, Fabrice décide de revenir à Parme pour y être jugé. Il est immédiatement arrêté par les ennemis politiques du comte Mosca, qui cherchent à instrumentaliser l’affaire pour obtenir un changement de gouvernement. Fabrice est emprisonné au sommet de la sinistre tour Farnèse, tandis que la Sanseverina se résout à quitter Mosca et à utiliser sa connaissance de la cour et l’influence qu’elle a sur le duc pour faire libérer son neveu.

Mais pour le moment, nous sommes obligés de laisser Fabrice dans sa prison, tout au faîte de la citadelle de Parme ; on le garde bien, et nous l’y retrouverons peut-être un peu changé. Nous allons nous occuper avant tout de la cour, où des intrigues fort compliquées, et surtout les passions d’une femme malheureuse vont décider de son sort. En montant les trois cent quatre-vingt-dix marches de sa prison à la tour Farnèse, sous les yeux du gouverneur, Fabrice, qui avait tant redouté ce moment, trouva qu’il n’avait pas le temps de songer au malheur.
En rentrant chez elle après la soirée du comte Zurla, la duchesse renvoya ses femmes d’un geste ; puis, se laissant tomber tout habillée sur son lit : Fabrice, s’écria-t-elle à haute voix, est au pouvoir de ses ennemis, et peut-être à cause de moi ils lui donneront du poison ! Comment peindre le moment de désespoir qui suivit cet exposé de la situation, chez une femme aussi peu raisonnable, aussi esclave de la sensation présente, et, sans se l’avouer, éperdument amoureuse du jeune prisonnier ? Ce furent des cris inarticulés, des transports de rage, des mouvements convulsifs, mais pas une larme. Elle renvoyait ses femmes pour les cacher, elle pensait qu’elle allait éclater en sanglots dès qu’elle se trouverait seule ; mais les larmes, ce premier soulagement des grandes douleurs, lui manquèrent tout à fait. La colère, l’indignation, le sentiment de son infériorité vis-à-vis du prince, dominaient trop cette âme altière.
Suis-je assez humiliée ! s’écriait-elle à chaque instant ; on m’outrage, et, bien plus, on expose la vie de Fabrice et je ne me vengerais pas ! Halte-là, mon prince ! vous me tuez, soit, vous en avez le pouvoir ; mais ensuite moi j’aurai votre vie. Hélas ! pauvre Fabrice, à quoi cela te servira-t-il ? Quelle différence avec ce jour où je voulus quitter Parme ! et pourtant alors je me croyais malheureuse… quel aveuglement ! J’allais briser toutes les habitudes d’une vie agréable : hélas ! sans le savoir, je touchais à un événement qui allait à jamais décider de mon sort. Si, par ses infâmes habitudes de plate courtisanerie, le comte n’eût supprimé le mot procédure injuste dans ce fatal billet que m’accordait la vanité du prince, nous étions sauvés. J’avais eu le bonheur plus que l’adresse, il faut en convenir, de mettre en jeu son amour-propre au sujet de sa chère ville de Parme. Alors je menaçais de partir, alors j’étais libre ! Grand Dieu ! suis-je assez esclave ! Maintenant me voici clouée dans ce cloaque infâme, et Fabrice enchaîné dans la citadelle, dans cette citadelle qui pour tant de gens distingués a été l’antichambre de la mort ! et je ne puis plus tenir ce tigre en respect par la crainte de me voir quitter son repaire !
Il a trop d’esprit pour ne pas sentir que je ne m’éloignerai jamais de la tour infâme où mon cœur est enchaîné. Maintenant la vanité piquée de cet homme peut lui suggérer les idées les plus singulières ; leur cruauté bizarre ne ferait que piquer au jeu son étonnante vanité. S’il revient à ses anciens propos de fade galanterie, s’il me dit : Agréez les hommages de votre esclave, ou Fabrice périt : eh bien ! la vieille histoire de Judith… Oui, mais si ce n’est qu’un suicide pour moi, c’est un assassinat pour Fabrice ; le benêt de successeur, notre prince royal, et l’infâme bourreau Rassi font pendre Fabrice comme mon complice.
La duchesse jeta des cris : cette alternative dont elle ne voyait aucun moyen de sortir torturait ce cœur malheureux. Sa tête troublée ne voyait aucune autre probabilité dans l’avenir. Pendant dix minutes elle s’agita comme une insensée ; enfin un sommeil d’accablement remplaça pour quelques instants cet état horrible, la vie était épuisée. Quelques minutes après, elle se réveilla en sursaut, et se trouva assise sur son lit ; il lui semblait qu’en sa présence le prince voulait faire couper la tête à Fabrice. Quels yeux égarés la duchesse ne jeta-t-elle pas autour d’elle ! Quand enfin elle se fut convaincue qu’elle n’avait sous les yeux ni le prince ni Fabrice, elle retomba sur son lit et fut sur le point de s’évanouir. Sa faiblesse physique était telle qu’elle ne se sentait pas la force de changer de position. Grand Dieu ! si je pouvais mourir ! se dit-elle… Mais quelle lâcheté ! moi abandonner Fabrice dans le malheur ! Je m’égare… Voyons, revenons au vrai ; envisageons de sang-froid l’exécrable position où je me suis plongée comme à plaisir. Quelle funeste étourderie ! venir habiter la cour d’un prince absolu ! un tyran qui connaît toutes ses victimes ! chacun de leurs regards lui semble une bravade pour son pouvoir. Hélas ! c’est ce que ni le comte ni moi nous ne vîmes lorsque je quittai Milan : je pensais aux grâces d’une cour aimable ; quelque chose d’inférieur, il est vrai, mais quelque chose dans le genre des beaux jours du prince Eugène !
De loin nous ne nous faisons pas d’idée de ce que c’est que l’autorité d’un despote qui connaît de vue tous ses sujets. La forme extérieure du despotisme est la même que celle des autres gouvernements : il y a des juges, par exemple, mais ce sont des Rassi ; le monstre, il ne trouverait rien d’extraordinaire à faire pendre son père si le prince le lui ordonnait… il appellerait cela son devoir… Séduire Rassi ! malheureuse que je suis ! je n’en possède aucun moyen. Que puis-je lui offrir ? cent mille francs peut-être ! et l’on prétend que, lors du dernier coup de poignard auquel la colère du ciel envers ce malheureux pays l’a fait échapper, le prince lui a envoyé dix mille sequins d’or dans une cassette ! D’ailleurs quelle somme d’argent pourrait le séduire ? Cette âme de boue, qui n’a jamais vu que du mépris dans les regards des hommes, a le plaisir ici d’y voir maintenant de la crainte, et même du respect ; il peut devenir ministre de la police, et pourquoi pas ? Alors les trois quarts des habitants du pays seront ses bas courtisans, et trembleront devant lui, aussi servilement que lui-même tremble devant le souverain.
Puisque je ne peux fuir ce lieu détesté, il faut que j’y sois utile à Fabrice : vivre seule, solitaire, désespérée ! que puis-je alors pour Fabrice ? Allons, marche, malheureuse femme ; fais ton devoir ; va dans le monde, feins de ne plus penser à Fabrice… Feindre de t’oublier, cher ange !
À ce mot, la duchesse fondit en larmes ; enfin, elle pouvait pleurer. Après une heure accordée à la faiblesse humaine, elle vit avec un peu de consolation que ses idées commençaient à s’éclaircir. Avoir le tapis magique, se dit-elle, enlever Fabrice de la citadelle, et me réfugier avec lui dans quelque pays heureux, où nous ne puissions être poursuivis, Paris, par exemple. Nous y vivrions d’abord avec les douze cents francs que l’homme d’affaires de son père me fait passer avec une exactitude si plaisante. Je pourrais bien ramasser cent mille francs des débris de ma fortune ! L’imagination de la duchesse passait en revue avec des moments d’inexprimables délices tous les détails de la vie qu’elle mènerait à trois cents lieues de Parme. Là, se disait-elle, il pourrait entrer au service sous un nom supposé… Placé dans un régiment de ces braves Français, bientôt le jeune Valserra aurait une réputation ; enfin il serait heureux.
Ces images fortunées rappelèrent une seconde fois les larmes, mais celles-ci étaient de douces larmes. Le bonheur existait donc encore quelque part ! Cet état dura longtemps : la pauvre femme avait horreur de revenir à la contemplation de l’affreuse réalité. Enfin, comme l’aube du jour commençait à marquer d’une ligne blanche le sommet des arbres de son jardin, elle se fit violence. Dans quelques heures, se dit-elle, je serai sur le champ de bataille ; il sera question d’agir, et s’il m’arrive quelque chose d’irritant, si le prince s’avise de m’adresser quelque mot relatif à Fabrice, je ne suis pas assurée de pouvoir garder tout mon sang-froid. Il faut donc ici et sans délai prendre des résolutions.

Stendhal, La Chartreuse de Parme, tome 2, Paris, L. Conquet, 1883, pp. 59-65.
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