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Extrait

Orosmane poignarde Zaïre

Voltaire, Zaïre, Acte V, scènes IX et X, 1732.
Trompé par une lettre ambiguë et aveuglé par la jalousie, Orosmane poignarde Zaïre qu’il croit infidèle, avant de s’apercevoir, trop tard, de son erreur.

​SCÈNE IX. — OROSMANE, ZAÏRE et FATIME,
marchant pendant la nuit dans le renfoncement du théâtre.

ZAÏRE
Viens, Fatime.
OROSMANE
Qu’entends-je ! Est-ce là cette voix,
Dont les sons enchanteurs m’ont séduit tant de fois,
Cette voix qui trahit un feu si légitime,
Cette voix infidèle, et l’organe du crime ?
Perfide !... Vengeons-nous... Quoi ! c’est elle ? ô destin !
Il tire son poignard.
Zaïre ! Ah Dieu !... ce fer échappe de ma main.
ZAÏRE, à Fatime.
C’est ici le chemin ; viens, soutiens mon-courage.
FATIME
Il va venir.
OROSMANE
Ce mot me rend toute ma rage.
ZAÏRE
Je marche en frissonnant, mon cœur est éperdu...
Est-ce vous, Nérestan, que j’ai tant attendu ?
OROSMANE, courant à Zaïre.
C’est moi que tu trahis. Tombe à mes pieds, parjure !
ZAÏRE, tombant dans la coulisse.
Je me meurs, ô mon Dieu !
OROSMANE
J’ai vengé mon injure.
Otons-nous de ces lieux. Je ne puis... Qu’ai-je fait ?...
Rien que de juste.... Allons, j’ai puni son forfait.
Ah ! voici son amant que mon destin m’envoie,
Pour remplir ma vengeance et ma cruelle joie.

SCÈNE. X. — OROSMANE, ZAÏRE, NÉRESTAN,
CORASMIN, FATIME, ESCLAVES.

OROSMANE
Approche, malheureux, qui viens de m’arracher,
De m’ôter pour jamais ce qui me fut si cher !
Méprisable ennemi, qui fais encor paraître
L’audace d’un héros avec l’âme d’un traître,
Tu m’imposais ici pour me déshonorer.
Va, le prix en est prêt, tu peux t’y préparer.
Tes maux vont égaler les maux où tu m’exposes,
Et ton ingratitude, et l’horreur que tu causes.
Avez-vous ordonné son supplice ?
CORASMIN
Oui, seigneur.
OROSMANE
Il commence déjà dans le fond de ton coeur.
Tes yeux cherchent partout, et demandent encore
La perfide qui t’aime et qui me déshonore.
Regarde, elle est ici.
NÉRESTAN
Que dis-tu ? Quelle erreur...
OROSMANE
Regarde-la, te dis-je.
NÉRESTAN
Ah ! que vois-je ? Ah ! ma sœur !
Zaïre !... elle n’est plus ! Ah ! monstre ! Ah ! jour horrible !
OROSMANE
Sa sœur ! Qu’ai-je entendu ? Dieu ! serait-il possible ?
NÉRESTAN
Barbare, il est trop vrai : viens épuiser mon flanc
Du reste infortuné de cet auguste sang.
Lusignan, ce vieillard, fut son malheureux père ;
Il venait dans mes bras d’achever sa misère,
Et d’un père expiré j’apportais en ces lieux
La volonté dernière et les derniers adieux ;
Je venais, dans un cœur trop faible et trop sensible,
Rappeler des chrétiens le culte incorruptible.
Hélas ! elle offensait notre Dieu, notre loi ;
Et ce Dieu la punit d’avoir brûlé pour toi.
OROSMANE
Zaïre ! Elle m’aimait ? Est-il bien vrai, Fatime ?
Sa sœur ?... J’étais aimé ?
FATIME
Cruel ! voilà son crime.
Tigre altéré de sang, tu viens de massacrer
Celle qui, malgré soi, constante à t’adorer,
Se flattait, espérait que le Dieu de ses pères
Recevrait le tribut de ses larmes sincères,
Qu’il verrait en pitié cet amour malheureux ;
Que peut-être il voudrait vous réunir tous deux...
Hélas ! à cet excès son cœur l’avait trompée ;
De cet espoir trop tendre elle était occupée ;
Tu balançais son Dieu dans son cœur alarmé.
OROSMANE
Tu m’en as dit assez. O ciel ! j’étais aimé !
Va, je n’ai pas besoin d’en savoir davantage...
NÉRESTAN
Cruel ! qu’attends-tu donc pour assouvir ta rage ?
Il ne reste que moi de ce sang glorieux
Dont ton père et ton bras ont inondé ces lieux ;
Rejoins un malheureux à sa triste famille,
Au héros dont tu viens d’assassiner la fille.
Tes tourments sont-ils prêts ? Je puis braver tes coups ;
Tu m’as fait éprouver le plus cruel de tous.
Mais la soif de mon sang qui toujours te dévore
Permet-elle à l’honneur de te parler encore ?
En m’arrachant le jour, souviens-toi des chrétiens
Dont tu m’avais juré de briser les liens :
Dans sa férocité ton cœur impitoyable
Par ce trait généreux serait-il bien capable ?
Parle ; à ce prix encor je bénis mon trépas.
OROSMANE, allant vers le corps de Zaïre.
Zaïre !
CORASMIN
Hélas ! seigneur, où portez-vous vos pas ?
Rentrez : trop de douleur de votre âme s’empare ;
Souffrez que Nérestan...
NÉRESTAN
Qu’ordonnes-tu, barbare ?
OROSMANE, après une longue pause.
Qu’on détache ses fers. Écoutez, Corasmin :
Que tous ses compagnons soient délivrés soudain.
Aux malheureux chrétiens prodiguez mes largesses :
Comblés de mes bienfaits, chargés de mes richesses,
Jusqu’au port de Joppé vous conduirez leurs pas.
CORASMIN
Mais, seigneur...
OROSMANE
Obéis, et ne réplique pas ;
Vole, et ne trahis point la volonté suprême
D’un Soudan qui commande, et d’un ami qui t’aime,
Va, ne perds point de temps, sors. Obéis...
à Nérestan.
Et toi,
Guerrier infortuné, mais moins encor que moi,
Quitte ces lieux sanglants ; remporte en ta patrie
Cet objet que ma rage a privé de la vie.
Ton roi, tous tes chrétiens, apprenant tes malheurs,
N’en parleront jamais sans répandre des pleurs.
Mais, si la vérité par toi se fait connaître,
En détestant mon crime, on me plaindra peut-être.
Porte aux tiens ce poignard, que mon bras égaré
A plongé dans un sein qui dût m’être sacré ;
Dis-leur que j’ai donné la mort la plus affreuse
À la plus digne femme, à la plus vertueuse
Dont le ciel ait formé les innocents appas ;
Dis-leur qu’à ses genoux j’avais mis mes États ;
Dis-leur que dans son sang cette main s’est plongée ;
Dis que je l’adorais, et que je l’ai vengée.
Il se tue.
Aux siens.
Respectez ce héros, et conduisez ses pas.
NÉRESTAN
Guide-moi, Dieu puissant ! je ne me connais pas.
Faut-il qu’à t’admirer ta fureur me contraigne,
Et que dans mon malheur ce soit moi qui te plaigne !
 
FIN DE ZAÏRE

Voltaire, Théâtre, Paris, Michel Lévy frères, 1875, pp. 125-128.
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