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Extrait

Inès de las Sierras

Théophile Gautier, « Inès de las Sierras », Emaux et Camées, 1852
Disciple de Nodier dont il reprend ici le titre d'un de ces récits, Inès de las Sierras, paru en 1837, Gautier nous plonge dans une ambiance fantastique et médiévale comme les Anglais en avaient lancé la mode. Il y adjoint le portrait sensuel d'une danseuse espagnole, figure de la femme fatale romantique.

Nodier raconte qu'en Espagne
Trois officiers cherchant un soir
Une venta dans la campagne,
Ne trouvèrent qu'un vieux manoir ;
 
Un vrai château d'Anne Radcliffe,
Aux plafonds que le temps ploya,
Aux vitraux rayés par la griffe
Des chauves-souris de Goya,
 
Aux vastes salles délabrées,
Aux couloirs livrant leur secret,
Architectures effondrées
Où Piranèse se perdrait.
 
Pendant le souper, que regarde
Une collection d'aïeux
Dans leurs cadres montant la garde,
Un cri répond aux chants joyeux ;
 
D'un long corridor en décombres,
Par la lune bizarrement
Entrecoupé de clairs et d'ombres,
Débusque un fantôme charmant ;
 
Peigne au chignon, basquine aux hanches,
Une femme accourt en dansant,
Dans les bandes noires et blanches
Apparaissant, disparaissant.
 
Avec une volupté morte,
Cambrant les reins, penchant le cou,
Elle s'arrête sur la porte,
Sinistre et belle â rendre fou.
 
Sa robe, passée et fripée
Au froid humide des tombeaux,
Fait luire, d'un rayon frappée,
Quelques paillons sur ses lambeaux ;
 
D'un pétale découronnée
A chaque soubresaut nerveux,
Sa rose, jaunie et fanée,
S'effeuille dans ses noirs cheveux.
 
Une cicatrice, pareille
A celle d'un coup de poignard,
Forme une couture vermeille
Sur sa gorge d'un ton blafard ;
 
Et ses mains pâles et fluettes,
Au nez des soupeurs pleins d'effroi
Entre-choquent les castagnettes,
Comme des dents claquant de froid.
 
Elle danse, morne bacchante,
La cachucha sur un vieil air,
D'une grâce si provocante,
Qu'on la suivrait même en enfer.
 
Ses cils palpitent sur ses joues
Comme des ailes d'oiseau noir,
Et sa bouche arquée a des moues
A mettre un saint au désespoir.
 
Quand de sa jupe qui tournoie
Elle soulève le volant,
Sa jambe, sous le bas de soie,
Prend des lueurs de marbre blanc.
 
Elle se penche jusqu'à terre,
Et sa main, d'un geste coquet,
Comme on fait des fleurs d'un parterre,
Groupe les désirs en bouquet.
 
Est-ce un fantôme ? est-ce une femme ?
Un rêve, une réalité,
Qui scintille comme une flamme
Dans un tourbillon de beauté ?
 
Cette apparition fantasque,
C'est l'Espagne du temps passé,
Aux trissons du tambour de basque
S'élançant de son lit glacé,
 
Et brusquement ressuscitée
Dans un suprême boléro,
Montrant sous sa jupe argentée
La divisa prise au taureau.
 
La cicatrice qu'elle porte,
C'est le coup de grâce donné
A la génération morte
Par chaque siècle nouveau-né.
 
J'ai vu ce fantôme au Gymnase,
Où Paris entier l'admira,
Lorsque dans son linceul de gaze,
Parut la Petra Camara,
 
Impassible et passionnée,
Fermant ses yeux morts de langueur,
Et comme Inès l'assassinée,
Dansant un poignard dans le cœur !

Théophile Gautier, Emaux et Camées : Paris, Charpentier, 1972
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