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Extrait

Naissance de l'écriture

Jean-François Billeter, L'art chinois de l'écriture, essai sur la calligraphie

Dans la conception chinoise traditionnelle, la réalité surgit d'un fond indifférencié. Elle se manifeste d'abord sous une forme embryonnaire, prend corps et se réalise enfin tout à fait ; une fois réalisée, elle est condamnée à disparaître et à être remplacée par une réalité nouvelle, surgie en son sein dans l'entretemps. Ce cycle s'accomplit sur place, dans un espace sans limites extérieures. Cette réalité qui émerge, prend forme, prends corps et disparaît est décrite dans le paragraphe 25 du Laozi :

« Quelque chose d'indistinct se forme avant même le Ciel et la Terre. Silencieusement, subtilement, cette chose se développe et suit son cours, elle circule sans relâche. On peut la considérer comme la mère du monde. Comme j'ignore son nom, je l'appelle la « Voie » et je la dis grande. Elle est grande et s'épanche, s'épanche et s'étend, s'étend et se résorbe… » (p. 248)

L'idée que le signe est une réalité à l'état naissant est présente chez tous les penseurs chinois […]. À l'époque la plus ancienne, [les devins] interrogeaient les craquelures produites par l'action du feu sur les os d'animaux sacrifiés et tiraient de la forme de ces craquelures des indices du bon ou du mauvais accueil que les dieux avaient fait aux sacrifices offerts. À partir de là, ils mirent progressivement au point une méthode destinée à sonder systématiquement les intentions des dieux puis à sonder, plus abstraitement, les forces invisibles à l'œuvre dans l'univers. Ils soumirent pour cela des os, puis des écailles de tortue à l'épreuve du feu en suivant des procédures de plus en plus formalisées, interprétant les signes formés par les craquelures de manière de plus en plus fine et les transcrivant en clair, par colonnes parallèles, sur l'os ou l'écaille même. Ils développèrent ainsi des systèmes de signes qui, dans leur esprit n'étaient pas des convention arbitraires, mais les émanations naturelles de configuration d'énergie en germe dans la réalité même. Ils en vinrent logiquement à concevoir cette réalité non plus comme déterminée par les volontés divines mais, de façon tout à fait impersonnelle, comme formée de configuration d'énergie s'engendrant les unes les autres. Ils engagèrent ainsi la civilisation chinoise dans une voie tout à fait originale du point de vue de la sensibilité religieuse autant que du point de vue intellectuel. Et ils devinrent les inventeurs de l'écriture chinoise lorsqu'ils s'aperçurent un jour, on ne sait trop comment, que les signes qu'ils avaient l'habitude de manier pouvaient être mis en correspondance avec les mots monosyllabiques de leur langue et pouvaient donc servir à reproduire la parole.
Ces faits sont évidemment d'une importance capitale. Ils expliquent que les signes d'écriture aient été conçus à leur origine comme des émanations spontanées de la réalité plutôt que comme des conventions arbitraires : ils ont été perçus eux aussi comme des choses à l'état naissant, proches encore de leur origine invisible. Cette idée s'est ensuite maintenue tout au long de l'histoire, même après que l'usage de l'écriture se fût laïcisé. Ces faits expliquent aussi que, de l'écrit et de la parole, c'est toujours l'écrit qui ait été tenu pour premier, la parole pour seconde. Les civilisations indo-européennes ont au contraire toutes considéré la parole comme le moment premier et l'écriture, simple décalque de la parole, comme le moment second. (p. 249)
[…]
Dans cette histoire mythique, la découverte des soixante-quatre hexagrammes est censée avoir été précédée de celle des huit trigrammes, système plus réduit et donc plus proche encore de l'origine. L'invention en est logiquement attribuée à un tout premier héros civilisateur, Fu Xi, antérieur même à Huangdi, l'Empereur jaune, et à Shennong, le Divin laboureur :

« Autrefois, quand Fu Xi régna, il regarda vers le haut et observa les figures (xiang) du Ciel, il regarda vers le bas et observa les choses (fa) de la Terre ; il observa les manifestations du monde animal et les variations du monde végétal ; il s'inspira, tout près de son propre corps et, plus loin, des réalités extérieures et, de tout cela, tira les huit trigrammes. »

Plutôt qu'un mythe, ce récit est une fable philosophique, bâtie sur des notions tout à fait abstraites. Les « figures » (xiang) sont des phénomènes qui surgissent mais n'ont pas encore pris une forme définitive, les "choses" (fa) sont ces phénomènes une fois que leur forme est fixée. Le Ciel est le fond d'où surgissent les phénomènes, la Terre le lieu où ils prennent définitivement forme. (p. 250)
[…]
On voit que [la calligraphie] se nourrit d'une conception du signe qui est l'un des fondements de [la] civilisation [chinoise]. À partir du moment où elle est devenue un art conscient de son autonomie, au 3e siècle de notre ère, elle a constamment eu pour vocation de donner vie aux signes d'écriture afin de faire d'eux ce qu'ils étaient dans leur principe : des réalités vivantes à l'état naissant. (p. 250)
[…]
Les configurations d'énergie qui se nouent et se dénouent dans le corps du prêtre, source et centre momentanés de l'univers, peuvent être révélées par des signes écrits. Ce sont les fu, les écrits magiques dont le taoïsme fait grand usage aussi bien dans le cadre des rituels que pour exorciser, guérir, protéger, réconcilier, etc. dans la vie quotidienne. Ces écrits magiques sont tenus pour efficaces parce qu'ils sont des réalités en train de naître, émergeant à peine de l'invisible activité universelle. Les termes par lesquels on les désigne sont révélateurs : ce sont des « écritures célestes » (tianshu), des « écriture de nuages » (yunshu, yunzhuan) ou encore des « signes vrais » (zhenwen). Certains sont destinés à être conservés, d'autres n'agissent que lorsqu'on les fait retourner à l'état invisible. Pour les reconvertir en énergie pure, il suffit de les brûler et de les laisser partir en fumée. Cette combustion s'apparente à ce qui a été considéré depuis une époque ancienne en Chine comme l'acte religieux par excellence – brûler du parfum transforme en effet un objet tangible en volutes de fumées, c'est à dire en signes qui retournent à l'indistinct. (p. 255-256)
[…]
[L'écriture] est toujours apparue aux Chinois comme un accès à la source tandis qu'en Occident l'écriture ou, plus exactement, les écritures sont apparues comme de simples techniques de notation de la langue parlée, ou plutôt des langues parlées. Les écritures reflétaient une diversité voulue par Dieu pour punir le genre humain d'avoir tenté de remonter jusqu'à lui lors de la construction de la tour de Babel. Dans notre tradition, l'écriture n'est pas un accès à la source mais au contraire le signe d'une rupture qui a coupé le genre humain de ses origines et ruiné son unité. Même lorsqu'elle est écriture sainte, elle n'a chez nous qu'un statut ancillaire : elle enregistre la parole divine mais n'a aucune part, en elle-même, au pouvoir créateur du Verbe. (p. 258)

[Chapitre 8 / La conception chinoise du signe (p. 246 et suivantes)]

Jean-François Billeter, L'art chinois de l'écriture, essai sur la calligraphie, Skira/Seuil, 2001 Avec l'aimable autorisation de l'auteur et de l'éditeur.

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