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Extrait

Un seul homme

Herman Melville, Moby Dick, 1851

 Oui, oui, dit Stubb, je le savais... tu n'échapperas pas... souffle toujours, crève-toi l'évent, ô Baleine ! Le diable enragé en personne est à tes trousses ! Fais-toi sauter le cornet... Gonfle tes poumons ! Achab arrêtera le cours de ton sang comme le meunier qui ferme la vanne de l'eau du moulin !

Et Stubb n'était que le porte-parole de presque tout l'équipage. La frénésie de la chasse les avait pour lors travaillés jusqu'à l'effervescence comme le renouveau un vin vieux. Quelles qu'eussent été leurs appréhensions indéfinies et leurs pressentiments, ceux-ci ne se manifestaient pas en raison de la terreur respectueuse accrue qu'inspirait Achab et parce qu'ils étaient mis en déroute, tels des lièvres craintifs de la prairie devant la charge du bison. La main du Destin avait dérobé leur âme. Les dangers de la veille les avaient attisés, la tension de la nuit précédente leur avait tordu les nerfs, la façon téméraire, aveugle dont leur navire fou poursuivait à corps perdu sa proie fuyante, tout contribuait à faire de leurs cœurs la boule d'un jeu de quilles. Le vent qui gonflait leurs voiles ventrues et dont les bras invisibles poussaient irrésistiblement le navire paraissait le symbole tangible de la volonté inconnue qui les asservissait à cette course.

Ils n'étaient qu'un seul homme et non trente. Tout comme le navire unique, qui les portait tous, alliait : chêne, érable, pin, fer, goudron et chanvre, pour ne former qu'une seule coque taillant sa route équilibrée et dirigée par la longue quille centrale, les particularités des hommes, la vaillance de l'un, la crainte de l'autre, l'offense de l'un, la culpabilité de l'autre, fusionnaient dans l'unité et les menait tous vers le but fatal vers lequel tendait Achab, à la fois leur seul seigneur et leur quille.

Le gréement vivait. Bras et jambes fleurissaient les hauts des mâts comme la touffe de palmes un grand palmier. Cramponnés aux espars d'une main, certains tendaient l'autre en des gestes impatients, d'autres, bercés au bout des vergues, abritaient leurs yeux de la vive lumière du soleil. Tous les espars portaient des hommes mûrs pour leur destin. Ah ! et comme ils transperçaient du regard cet infini bleu, en quête de l'instrument possible de leur destruction !

Herman Melville, Moby Dick, tr. Henriette Guex-Rolle, Paris :Garnier-Flammarion, 1989, chapitre 134, p. 553-554.
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