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Extrait

Le baptême des lieux de l'île

Jules Verne, L'Île mystérieuse, 1re partie, chapitre 11

Avant de donner à ses compagnons le signal du départ, Cyrus Smith leur dit de sa voix calme et grave :

« Voici, mes amis, l'étroit coin de terre sur lequel la main du Tout-Puissant nous a jetés. C'est ici que nous allons vivre, longtemps peut-être. Peut-être aussi, un secours inattendu nous arrivera-t-il, si quelque navire passe par hasard… Je dis par hasard, car cette île est peu importante ; elle n'offre même pas un port qui puisse servir de relâche aux bâtiments, et il est à craindre qu'elle ne soit située en dehors des routes ordinairement suivies, c'est-à-dire trop au sud pour les navires qui fréquentent les archipels du Pacifique, trop au nord pour ceux qui se rendent à l'Australie en doublant le cap Horn. Je ne veux rien vous dissimuler de la situation…
 Et vous avez raison, mon cher Cyrus, répondit vivement le reporter. Vous avez affaire à des hommes. Ils ont confiance en vous, et vous pouvez compter sur eux.
 N'est-ce pas, mes amis ?
 Je vous obéirai en tout, monsieur Cyrus, dit Harbert, qui saisit la main de l'ingénieur.
 Mon maître, toujours et partout ! s'écria Nab.
 Quant à moi, dit le marin, que je perde mon nom si je boude à la besogne, et si vous le voulez bien, monsieur Smith, nous ferons de cette île une petite Amérique ! Nous y bâtirons des villes, nous y établirons des chemins de fer, nous y installerons des télégraphes, et un beau jour, quand elle sera bien transformée, bien aménagée, bien civilisée, nous irons l'offrir au gouvernement de l'Union ! Seulement, je demande une chose.
 Laquelle ? répondit le reporter.
 C'est de ne plus nous considérer comme des naufragés, mais bien comme des colons qui sont venus ici pour coloniser ! »

Cyrus Smith ne put s'empêcher de sourire, et la motion du marin fut adoptée. Puis, il remercia ses compagnons, et ajouta qu'il comptait sur leur énergie et sur l'aide du ciel.

« Eh bien ! en route pour les Cheminées ! s'écria Pencroff.
 Un instant, mes amis, répondit l'ingénieur, il me paraît bon de donner un nom à cette île, ainsi qu'aux caps, aux promontoires, aux cours d'eau que nous avons sous les yeux.
 Très-bon, dit le reporter. Cela simplifiera à l'avenir les instructions que nous pourrons avoir à donner ou à suivre.
 En effet, reprit le marin, c'est déjà quelque chose de pouvoir dire où l'on va et d'où l'on vient. Au moins, on a l'air d'être quelque part.
 Les Cheminées, par exemple, dit Harbert.
 Juste ! répondit Pencroff. Ce nom-là, c'était déjà plus commode, et cela m'est venu tout seul. Garderons-nous à notre premier campement ce nom de Cheminées, monsieur Cyrus ?
 Oui, Pencroff, puisque vous l'avez baptisé ainsi.
 Bon, quant aux autres, ce sera facile, reprit le marin, qui était en verve. Donnons-leur des noms comme faisaient les Robinsons dont Harbert m'a lu plus d'une fois l'histoire : « la baie Providence », la « pointe des Cachalots », le « cap de l'Espoir trompé » ! …
 Ou plutôt les noms de M Smith, répondit Harbert, de M. Spilett, de Nab ! …
 Mon nom ! s'écria Nab, en montrant ses dents étincelantes de blancheur.
 Pourquoi pas ? répliqua Pencroff. Le « port Nab », cela ferait très bien ! Et le « cap Gédéon… »
 Je préférerais des noms empruntés à notre pays, répondit le reporter, et qui nous rappelleraient l'Amérique.
 Oui, pour les principaux, dit alors Cyrus Smith, pour ceux des baies ou des mers, je l'admets volontiers. Que nous donnions à cette vaste baie de l'est le nom de baie de l'Union, par exemple, à cette large échancrure du sud, celui de baie Washington, au mont qui nous porte en ce moment, celui de mont Franklin, à ce lac qui s'étend sous nos regards, celui de lac Grant, rien de mieux, mes amis. Ces noms nous rappelleront notre pays et ceux des grands citoyens qui l'ont honoré ; mais pour les rivières, les golfes, les caps, les promontoires, que nous apercevons du haut de cette montagne, choisissons des dénominations que rappellent plutôt leur configuration particulière. Elles se graveront mieux dans notre esprit, et seront en même temps plus pratiques. La forme de l'île est assez étrange pour que nous ne soyons pas embarrassés d'imaginer des noms qui fassent figure. Quant aux cours d'eau que nous ne connaissons pas, aux diverses parties de la forêt que nous explorerons plus tard, aux criques qui seront découvertes dans la suite, nous les baptiserons à mesure qu'ils se présenteront à nous. Qu'en pensez-vous, mes amis ? »

La proposition de l'ingénieur fut unanimement admise par ses compagnons.

L'île était là sous leurs yeux comme une carte déployée, et il n'y avait qu'un nom à mettre à tous ses angles rentrants ou sortants, comme à tous ses reliefs.

Gédéon Spilett les inscrirait à mesure, et la nomenclature géographique de l'île serait définitivement adoptée.

[...]

Tout était donc terminé, et les colons n’avaient plus qu’à redescendre le mont Franklin pour revenir aux Cheminées, lorsque Pencroff de s’écrier :

« Eh bien ! nous sommes de fameux étourdis !
 Pourquoi cela ? demanda Gédéon Spilett, qui avait fermé son carnet, et se levait pour partir.
 Et notre île ? Comment ! Nous avons oublié de la baptiser ? »

Harbert allait proposer de lui donner le nom de l’ingénieur, et tous ses compagnons y eussent applaudi, quand Cyrus Smith dit simplement : « Appelons-la du nom d’un grand citoyen, mes amis, de celui qui lutte maintenant pour défendre l’unité de la république américaine ! Appelons-la l’île Lincoln ! »

Trois hurrahs furent la réponse faite à la proposition de l’ingénieur.

Jules Verne, L'Île mystérieuse, Paris : Hachette, Jules Hetzel, 1973, p. 98-102.