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Extrait

Champavert, le lycanthrope

Pétrus Borel, Champavert, contes immoraux, « Champavert, le lycanthrope », 1833
Jadis, dans un moment de désespoir, Jean-Louis et Champavert s’étaient promis de mettre fin à leurs jours ensemble, en temps voulu. Mais Jean-Louis ne songe plus au suicide, et Champavert lui écrit pour lui annoncer, de son côté, sa résolution d’en finir. Il lui parle alors d’une femme qu’il a aimée et du serment qu’il lui a fait...

Or, voici pour le serment que tu m’avais fait et que tu trahis.
Et voici pour le mien que je parjure aussi.

Le mien, c’est un serment juré à une femme, à une femme forte ; un jour, qu’épuisés tous deux, étreints, confondus, mon visage caché sous ses cheveux blonds que ma bouche mâchait et dont j’aimais à me voiler ; nous creusions profondément le passé, nous causions de nos malheurs, de nos amours, veux-je dire, car nos amours ont été affreuses, car mon amour est fatal, car je suis funeste comme un gibet ! Pauvre fille, à qui t’étais-tu donnée !… Oh ! que tu as souffert à cause de moi !… j’ai été bien injuste !… 
Qu’ils viennent donc les imposteurs, que je les étrangle ! les fourbes, qui chantent l’amour, qui le guirlandent et le mirlitonnent, qui le font un enfant joufflu, joufflu de jouissances, qu’ils viennent donc, les imposteurs, que je les étrangle ! Chanter l’amour !… pour moi, l’amour, c’est de la haine, des gémissemens, des cris, de la honte, du deuil, du fer, des larmes, du sang, des cadavres, des ossemens, des remords, je n’en ai pas connu d’autre !… Allons, roses pastoureaux, chantez donc l’amour, dérision ! mascarade amère !
Alors, cette pauvre femme, ponctuant ses phrases avec des baisers déchirants, me dit, grave et réfléchie – car Flava est une femme forte, je le répète, une femme qui nous dépasse tous –, Champavert, fais le serment de m’accorder ce que je vais te demander. 
 Ma bonne, je ne puis ainsi faire une promesse.
 Oh ! je t’en prie, promets-le-moi. 
 Non, je ne puis. 
 Qu’as-tu peur, crains-tu que je te surprenne une volonté qui te serait fatale ? Oh ! tu n’es pas généreux ; vois-tu, moi, je te promettrais tout aveuglément, c’est que je t’aime ! Il n’est nulle chose au monde que je ne ferais pour toi, si tu disais, je le veux. Oh ! c’est bien, d’un homme… 
 Bonne amie, il n’est nulle chose au monde que je ne ferais pour toi aussi, tu le sais bien ; parle, que t’ai-je jamais refusé ?
 Je veux de toi, Champavert, jure-le-moi, que tu ne te tueras jamais seul, jamais ! Le jour ou tu seras las de la vie, vite, viens me trouver, dis-moi seulement : — Je veux en finir. Je me leverai aussitôt et nous sortirons, et, tous deux embrassés, nous nous tuerons.
Je lui jurai… Elle me baisa vingt fois sur le cœur. Je n’exigeai pas d’elle le même serment, elle m’aurait dit : — Sur l’heure, et le boisseau de mes dégoûts n’était pas comble : une épingle m’attachait encore à la vie. Je la savais résolue, elle caressait ce projet depuis bien longtemps ; pensant l’exécuter d’instant en instant, elle portait sur elle un testament de ses dernières volontés, afin qu’on n’accusât personne de son assassinat. J’ai balancé longtemps, j’ai été longtemps indécis si j’irais lui découvrir ma volonté tardive, et lui dire : — Flava, je suis prêt enfin, lève-toi, viens et tuons-nous. 
J’aurais tant de plaisir à périr avec elle, elle en est bien digne !… Mais, cependant, je ne le veux pas, je ne le ferai pas ; le monde est si stupide, il dirait que nous nous sommes… que je me suis frappé par amour. Non, non, je ne le veux pas ; le monde est si stupide, il ne peut croire que la vie soit un fardeau dont le robuste se décharge ; il ne peut croire à la soif de l’anéantissement, ni qu’on répugne à l’existence ; il faut qu’il matérialise tout, cause et effet, une idée pour lui n’a rien de palpable, il faut qu’il jauge et cube tout, jusqu’à son Dieu ! Quand il apprend la fin d’un suicide, de suite il veut trouver des causes bien rustiques, bien voyantes, vite, c’est pour une femme, une passion, une perte au jeu, une honte domestique, une aliénation mentale. Non, non, je ne l’avertirai pas, je mourrai seul, je ne veux pas qu’on dise : ils se sont tués, Flava, Champavert, par amour, pour une intrigue malheureuse, contrariée, poussés au désespoir ; ce n’est point par désespoir, je n’ai jamais espéré. Non, non, je ne le veux pas 
Que je suis fou, hélas ! que je suis fou ! ne pas vouloir que ce monde sur lequel je crache, que je méprise, que je repousse du pied, m’accuse de périr par amour ; faiblesse ! Eh ! quand je serai anéanti, que me feront les grossières conjectures des hommes ? leurs bavarderies ne troubleront pas mon fumier. Mais non, c’est plus puissant que moi, je ne puis surmonter cette imbécilité ; faible que je suis, je souffrirais de cette pensée jusqu’à l’heure sonnée… Non, je ne l’avertirai pas ; non, je me tuerai seul.

Pétrus Borel, Champavert, contes immoraux, Paris  E. Renduel, 1833, p. 403-407.
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