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Extrait

« On est homme d’honneur quand on n’est point cocu »

Molière, L’École des femmes, acte IV, scène 8

ARNOLPHE
Quoi qu’il m’arrive au moins aurai-je l’avantage,
De ne pas ressembler à de certaines gens,
Qui souffrent doucement l’approche des galants.

CHRYSALDE
C’est un étrange fait qu’avec tant de lumières,
Vous vous effarouchiez toujours sur ces matières,
Qu’en cela vous mettiez le souverain bonheur,
Et ne conceviez point au monde d’autre honneur ;
Être avare, brutal, fourbe, méchant, et lâche,
N’est rien à votre avis auprès de cette tache,
Et de quelque façon qu’on puisse avoir vécu,
On est homme d’honneur quand on n’est point cocu.
À le bien prendre au fond, pourquoi voulez-vous croire,
Que de ce cas fortuit dépende notre gloire ?
Et qu’une âme bien née ait à se reprocher,
L’injustice d’un mal qu’on ne peut empêcher ?
Pourquoi voulez-vous, dis-je en prenant une femme,
Qu’on soit digne à son choix de louange ou de blâme,
Et qu’on s’aille former un monstre plein d’effroi,
De l’affront que nous fait son manquement de foi ?
Mettez-vous dans l’esprit qu’on peut du cocuage,
Se faire en galant homme une plus douce image,
Que des coups du hasard aucun n’étant garant,
Cet accident de soi doit être indifférent,
Et qu’enfin tout le mal quoi que le monde glose,
N’est que dans la façon de recevoir la chose.
Car pour se bien conduire en ces difficultés,
Il y faut comme en tout fuir les extrémités,
N’imiter pas ces gens un peu trop débonnaires,
Qui tirent vanité de ces sortes d’affaires ;
De leurs femmes toujours vont citant les galants,
En font partout l’éloge, et prônent leurs talents,
Témoignent avec eux d’étroites sympathies,
Sont de tous leurs cadeaux, de toutes leurs parties,
Et font qu’avec raison les gens sont étonnés,
De voir leur hardiesse à montrer là leur nez.
Ce procédé, sans doute, est tout à fait blâmable :
Mais l’autre extrémité n’est pas moins condamnable,
Si je n’approuve pas ces amis des galants,
Je ne suis pas aussi pour ces gens turbulents,
Dont l’imprudent chagrin qui tempête et qui gronde,
Attire au bruit qu’il fait, les yeux de tout le monde ;
Et qui par cet éclat semblent ne pas vouloir
Qu’aucun puisse ignorer ce qu’ils peuvent avoir.
Entre ces deux partis il en est un honnête,
Où dans l’occasion l’homme prudent s’arrête,
Et quand on le sait prendre on n’a point à rougir,
Du pis dont une femme avec nous puisse agir.
Quoi qu’on en puisse dire, enfin le cocuage
Sous des traits moins affreux aisément s’envisage :
Et comme je vous dis, toute l’habileté,
Ne va qu’à le savoir tourner du bon côté.

ARNOLPHE
Après ce beau discours toute la confrérie,
Doit un remerciement à votre seigneurie :
Et quiconque voudra vous entendre parler,
Montrera de la joie à s’y voir enrôler.

CHRYSALDE
Je ne dis pas cela, car c’est ce que je blâme :
Mais comme c’est le sort qui nous donne une femme,
Je dis que l’on doit faire ainsi qu’au jeu de dés,
Où s’il ne vous vient pas ce que vous demandez
Il faut jouer d’adresse, et d’une âme réduite,
Corriger le hasard par la bonne conduite.
 

Molière, L’École des femmes, acte IV, scène 8
Œuvres de Molière, tome II, Michel Lambert (Paris), 1773
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