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Extrait

Donner vie aux caractères

Jean-François Billeter, L'art chinois de l'écriture, essai sur la calligraphie

La calligraphie chinoise n’est ni une écriture appliquée, ni une écriture enjolivée. Elle bannit la stylisation arbitraire des formes et plus encore le rajout décoratif. L’unique préoccupation du calligraphe chinois est de donner vie aux caractères, de les animer sans les forcer en rien. Il met sa sensibilité au service de l’écriture, puis en vient, par un renversement subtil, à se servir de l’écriture pour exprimer sa sensibilité personnelle. C’est à la faveur de ce renversement que l’écriture chinoise devient un moyen d’expression d’une richesse et d’une finesse extrêmes.

Elle se prête pour deux raisons à ce genre de développement : d’abord parce qu’elle offre un répertoire de formes quasiment inépuisable, avec lequel ne peut rivaliser aucun alphabet, ensuite parce que le pinceau n’est pas un outil fruste comme la plume, mais un instrument qui enregistre avec la fidélité d’un sismographe les infléchissements les plus légers du geste aussi bien que ses écarts les plus soudains [vifs]. Le calligraphe chinois s’en sert pour capter des forces qui viennent du plus profond de lui-même. Tandis que la calligraphie occidentale produit des formes arrêtées, la calligraphie chinoise est par essence un art du mouvement.

[…] Tant que le pinceau a été l’instrument universel de l’écriture en Chine, nul n’a songé à distinguer, sur le plan terminologique, la technique de l’écriture et la calligraphie. Le grand nombre utilisait l’écriture à des fins pratiques, certains s’en servaient pour exprimer une sensibilité particulière, mais tous le faisaient avec les mêmes matériaux, le même instrument, la même technique et suivant le même canon esthétique. La plupart étudiaient un grand maître afin de se faire la main et d’acquérir un style, certains en étudiaient successivement plusieurs, multipliaient les expériences et développaient une expression personnelle, mais le rapport entre la pratique des uns et celle des autres restait étroit. Il s’est rompu lorsque l’usage du stylo s’est généralisé dans la vie quotidienne, au 20e siècle. L’écriture courante au stylo et l’écriture au pinceau, pratiquée comme un art, forment désormais deux domaines distincts.

[Chapitre 1 / Point de départ (p. 11)]

[À propos des inscriptions dites des « Tambours de pierre » (Shiguwen)]
On y sent l’autonomie de chaque caractères assurée par une organisation interne puissante, suggérant des énergies bandées mais circulant, revenant sur elles-mêmes en une sorte de mouvement perpétuel. Chaque signe est doué d’une vie plus intense encore que l’objet auquel il renvoie et semble donc posséder, pour l’esprit, un degré de réalité plus élevé, une présence plus forte. Il en est pour ainsi dire le chiffre vivant.

[Chapitre 2 / Le sens du corps (p. 33)]

Jean-François Billeter, L'art chinois de l'écriture, essai sur la calligraphie, Skira/Seuil, 2001 Avec l'aimable autorisation de l'auteur et de l'éditeur.
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