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Extrait

Fabrice à la guerre

Stendhal, La Chartreuse de Parme, chapitre IV, 1839
Après s’être enfui du château de son père pour aller soutenir Napoléon, Fabrice se retrouve, un peu par hasard, au milieu du champ de bataille de Waterloo. Vêtu d’un uniforme récupéré sur un cadavre, il se fait passer pour un soldat français et exulte d’être placé au cœur de l’action, alors qu’il ne connaît rien à la guerre et qu’il est incapable de comprendre ce qui se passe sur le champ de bataille. Les soldats rient de lui, et seules les cantinières de l’armée, émues par son extrême jeunesse, semblent vouloir le protéger, par pur instinct maternel. Fabrice se retrouve à la suite du maréchal Ney, et passe tout près du comte d’A…, l’ancien lieutenant qui avait courtisé sa mère peu avant sa naissance, et qui est sans doute son véritable père. Il ne le reconnaîtra pas, pas plus qu’il ne sera capable de voir Napoléon qu’il vénère pourtant. Épuisé, Fabrice finit par s’endormir, comme un enfant, en plein milieu de la bataille.

L’escorte repartit et se porta vers des divisions d’infanterie. Fabrice se sentait tout à fait enivré ; il avait bu trop d’eau-de-vie, il roulait un peu sur sa selle ; il se souvint fort à propos d’un mot que répétait le cocher de sa mère : Quand on a levé le coude, il faut regarder entre les oreilles de son cheval, et faire comme fait le voisin. Le maréchal s’arrêta longtemps auprès de plusieurs corps de cavalerie qu’il fit charger ; mais pendant une heure ou deux notre héros n’eut guère la conscience de ce qui se passait autour de lui. Il se sentait fort las, et quand son cheval galopait il retombait sur la selle comme un morceau de plomb.
Tout à coup le maréchal-des-logis cria à ses hommes :
 Vous ne voyez donc pas l’Empereur, s… !
Sur-le-champ l’escorte cria Vive l’Empereur ! à tue-tête. On peut penser si notre héros regarda de tous ses yeux, mais il ne vit que des généraux qui galopaient, suivis, eux aussi, d’une escorte. Les longues crinières pendantes que portaient à leurs casques les dragons de la suite l’empêchèrent de distinguer les figures. Ainsi, je n’ai pu voir l’Empereur sur un champ de bataille, à cause de ces maudits verres d’eau-de-vie ! Cette réflexion le réveilla tout à fait.
On redescendit dans un chemin rempli d’eau, les chevaux voulurent boire.
 C’est donc l’Empereur qui a passé là ? dit-il à son voisin.
 Eh certainement, celui qui n’avait pas d’habit brodé. Comment ne l’avez-vous pas vu ? lui répondit le camarade avec bienveillance. Fabrice eut grande envie de galoper après l’escorte de l’Empereur et de s’y incorporer. Quel bonheur de faire réellement la guerre à la suite de ce héros ! C’était pour cela qu’il était venu en France. J’en suis parfaitement le maître, se dit-il, car enfin je n’ai d’autre raison, pour faire le service que je fais, que la volonté de mon cheval qui s’est mis à galoper pour suivre ces généraux.
Ce qui détermina Fabrice à rester, c’est que les hussards, ses nouveaux camarades, lui faisaient bonne mine ; il commençait à se croire l’ami intime de tous les soldats avec lesquels il galopait depuis quelques heures. Il voyait entre eux et lui cette noble amitié des héros du Tasse et de l’Arioste. S’il se joignait à l’escorte de l’Empereur, il y aurait une nouvelle connaissance à faire ; peut-être même on lui ferait la mine, car ces autres cavaliers étaient des dragons, et lui portait l’uniforme de hussard ainsi que tout ce qui suivait le maréchal. La façon dont on le regardait maintenant mit notre héros au comble du bonheur ; il eût fait tout au monde pour ses camarades ; son âme et son esprit étaient dans les nues. Tout lui semblait avoir changé de face depuis qu’il était avec des amis, il mourait d’envie de faire des questions. Mais je suis encore un peu ivre, se dit-il, il faut que je me souvienne de la geôlière. Il remarqua en sortant du chemin creux que l’escorte n’était plus avec le maréchal Ney ; le général qu’ils suivaient était grand, mince, et avait la figure sèche et l’œil terrible.
Ce général n’était autre que le comte d’A… le lieutenant Robert du 15 mai 1796. Quel bonheur il eût trouvé à voir Fabrice del Dongo !
Il y avait déjà longtemps que Fabrice n’apercevait plus la terre volant en miettes noires sous l’action des boulets ; on arriva derrière un régiment de cuirassiers, il entendit distinctement les biscaïens frapper sur les cuirasses et il vit tomber plusieurs hommes.
Le soleil était déjà fort bas, et il allait se coucher lorsque l’escorte, sortant d’un chemin creux, monta une petite pente de trois ou quatre pieds pour entrer dans une terre labourée. Fabrice entendit un petit bruit singulier tout près de lui ; il tourna la tête, quatre hommes étaient tombés avec leurs chevaux ; le général lui-même avait été renversé, mais il se relevait tout couvert de sang. Fabrice regardait les hussards jetés par terre ; trois faisaient encore quelques mouvements convulsifs, le quatrième criait : Tirez-moi de dessous. Le maréchal-des-logis et deux ou trois hommes avaient mis pied à terre pour secourir le général qui, s’appuyant sur son aide de camp, essayait de faire quelques pas ; il cherchait à s’éloigner de son cheval qui se débattait renversé par terre et lançait des coups de pied furibonds.
Le maréchal-des-logis s’approcha de Fabrice. À ce moment notre héros entendit dire derrière lui et tout près de son oreille : C’est le seul qui puisse encore galoper. Il se sentit saisir les pieds ; on les élevait en même temps qu’on lui soutenait le corps par-dessous les bras ; on le fit passer par-dessus la croupe de son cheval, puis on le laissa glisser jusqu’à terre, où il tomba assis.
L’aide de camp prit le cheval de Fabrice par la bride ; le général, aidé par le maréchal-des-logis, monta et partit au galop ; il fut suivi rapidement par les six hommes qui restaient. Fabrice se releva furieux, et se mit à courir après eux en criant : Ladri ! ladri ! (voleurs ! voleurs !) Il était plaisant de courir après des voleurs au milieu d’un champ de bataille.
L’escorte et le général, comte d’A…, disparurent bientôt derrière une rangée de saules. Fabrice, ivre de colère, arriva aussi à cette ligne de saules ; il se trouva tout contre un canal fort profond qu’il traversa. Puis, arrivé de l’autre côté, il se remit à jurer en apercevant de nouveau, mais à une très grande distance, le général et l’escorte qui se perdaient dans les arbres. Voleurs ! voleurs ! criait-il maintenant en français. Désespéré, bien moins de la perte de son cheval que de la trahison, il se laissa tomber au bord du fossé, fatigué et mourant de faim. Si son beau cheval lui eût été enlevé par l’ennemi, il n’y eût pas songé ; mais se voir trahir et voler par ce maréchal-des-logis qu’il aimait tant et par ces hussards qu’il regardait comme des frères ! c’est ce qui lui brisait le cœur. Il ne pouvait se consoler de tant d’infamie, et, le dos appuyé contre un saule, il se mit à pleurer à chaudes larmes. Il défaisait un à un tous ses beaux rêves d’amitié chevaleresque et sublime, comme celle des héros de la Jérusalem délivrée. Voir arriver la mort n’était rien, entouré d’âmes héroïques et tendres, de nobles amis qui vous serrent la main au moment du dernier soupir ! mais garder son enthousiasme, entouré de vils fripons !!! Fabrice exagérait comme tout homme indigné. Au bout d’un quart d’heure d’attendrissement, il remarqua que les boulets commençaient à arriver jusqu’à la rangée d’arbres à l’ombre desquels il méditait. Il se leva et chercha à s’orienter. Il regardait ces prairies bordées par un large canal et la rangée de saules touffus : il crut se reconnaître. Il aperçut un corps d’infanterie qui passait le fossé et entrait dans les prairies, à un quart de lieue en avant de lui. J’allais m’endormir, se dit-il ; il s’agit de n’être pas prisonnier et il se mit à marcher très vite. En avançant il fut rassuré, il reconnut l’uniforme, les régiments par lesquels il craignait d’être coupé étaient français. Il obliqua à droite pour les rejoindre.
Après la douleur morale d’avoir été si indignement trahi et volé, il en était une autre qui, à chaque instant, se faisait sentir plus vivement : il mourait de faim. Ce fut donc avec une joie extrême qu’après avoir marché, ou plutôt couru pendant dix minutes, il s’aperçut que le corps d’infanterie, qui allait très vite aussi, s’arrêtait comme pour prendre position. Quelques minutes plus tard, il se trouvait au milieu des premiers soldats.
 Camarades, pourriez-vous me vendre un morceau de pain ?
 Tiens, cet autre qui nous prend pour des boulangers !
Ce mot dur et le ricanement général qui le suivit accablèrent Fabrice. La guerre n’était donc plus ce noble et commun élan d’âmes amantes de la gloire qu’il s’était figuré d’après les proclamations de Napoléon. Il s’assit, ou plutôt se laissa tomber sur le gazon ; il devint très pâle. Le soldat qui lui avait parlé, et qui s’était arrêté à dix pas pour nettoyer la batterie de son fusil avec son mouchoir, s’approcha et lui jeta un morceau de pain ; puis, voyant qu’il ne le ramassait pas, le soldat lui mit un morceau de ce pain dans la bouche. Fabrice ouvrit les yeux, et mangea ce pain sans avoir la force de parler. Quand enfin il chercha des yeux le soldat pour le payer, il se trouva seul, les soldats les plus voisins de lui étaient éloignés de cent pas et marchaient. Il se leva machinalement et les suivit. Il entra dans un bois ; il allait tomber de fatigue, et cherchait déjà de l’œil une place commode ; mais quelle ne fut pas sa joie en reconnaissant d’abord le cheval, puis la voiture, et enfin la cantinière du matin ! Elle accourut à lui et fut effrayée de sa mine.
 Marche encore, mon petit, lui dit-elle ; tu es donc blessé ? et ton beau cheval ? En parlant ainsi elle le conduisait vers sa voiture, où elle le fit monter, en le soutenant par-dessous les bras. À peine dans la voiture, notre héros, excédé de fatigue, s’endormit profondément.

Stendhal, La Chartreuse de Parme, tome 1, Paris, L. Conquet, 1883, pp. 74-80.
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