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Extrait

Étant un jour tout seul à la fenêtre

Pétrarque, Canzoniere, CCCXXIII

Étant un jour tout seul à la fenêtre
D'où je voyais tant de choses si neuves
Que de voir seulement j'étais presque recru,
M'apparut une cerve à main droite
Dont eût le front humain enflammé Jupiter,
Par deux vautres chassée, un noir, un blanc,
Qui l'un et l'autre flanc
De la gente bête mordaient si fort,
Qu'en un moment il la menèrent à ce pas,
Où, dans la pierre enclose,
Grande beauté fut vaincue par une acerbe mort,
Et me fit soupirer sur son rigoureux sort.

En haute mer ensuite je vis une nef
Avec haubans de soie, et d'or la voile,
Toute d'ivoire et d'ébène construite.
La mer paisible et l'aure était suave,
Et le ciel tel qu'il est quand nuée ne le voile.
Elle chargée d'un fret riche et honnête.
Puis soudaine tempête
D'orient troublé tant l'air et les ondes
Que la nef se jeta contre un écueil.
Oh, pour le cœur quel deuil,
Bref instant engloutit et peu d'espace enclôt
Cette haute richesse à nulle autre seconde.

En un bosquet tout neuf les saints rameaux
Fleurissaient d'un laurier jeune et lisse,
Qui un des arbres paraissait du Paradis.
De son ombre sortaient de si doux chants
De différents oiseaux, et tant d'autres délices,
Que du monde ils m'avaient tout entier séparé.
Comme je le fixais,
Le ciel changea autour, et la face obscurcie,
De foudre le frappa, et jusqu'à ses racines
L'alme plante divine
Aussitôt arracha, ce dont ma vie s'attriste,
Car telle ombre jamais ne se regagne.

Claire fontaine en ce même bosquet
Jaillissait d'un rocher, et une eau fraîche et douce
Elle épandait avec un suave murmure.
Du beau siège isolé, ombreux et sombre,
Ni pasteurs n'approchaient, ni bouviers,
Nymphes et muses oui, à l'unisson chantant,
Là je m'assis, et quand
Plus de douceur je recevais de ce concert
Et cette vue je vis un gouffre s'écarter
Et en soi emporter
La source et tout le lieu, j'en sens encor le deuil,
Et la seule mémoire me consterne.

Une étrange phénice, de deux ailes
De pourpre revêtue, et le chef d'or,
Voyant par la forêt altière et seule,
Je pensai d'abord voir une forme céleste
Et immortelle, avant qu'au laurier arraché
Elle arrivât, et à la source que terre dérobe.
Tout vole vers sa fin.
Car voyant les frondes à terre éparses
Le tronc brisé, l'humeur vive tarie,
Tournant son bec contre elle,
Comme emplie de dédain, à l'instant disparut,
Et mon cœur de pitié et d'amour en brûla.

Enfin je vis, parmi les fleurs et l'herbe,
Aller pensive si gracieuse et belle dame,
Que je n'y puis penser sans brûler et trembler,
Humble à part soi, mais contre amour superbe,
Elle était revêtue de si candide robe,
Ainsi tissue qu'elle semblait d'or et de neige.
Mais le haut de son corps
Était enveloppé dans une brume obscure.
Puis au talon piquée par un chétif serpent,
Fleur cueillie languissant,
Joyeuse elle partit, et comme qui s'assure.
Las, rien d'autre que pleurs en ce monde ne dure.

Chanson, tu peux bien dire
« Ce six visions ont donné de mourir
À mon seigneur un doux désir ».
 

Pétrarque, Chansonnier. Rerum vulgarium fragmenta. éd. Giuseppe Savona, tr. Gérard Genot, Paris : Les Belles Lettres, 2009, p. 434-438.
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