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Extrait

Comment s’étaient-ils rencontrés ?

Diderot, Jacques le Fataliste, 1796
Le célèbre début de Jacques le Fataliste est inspiré par un épisode de Tristram Shandy, roman fleuve de Laurence Sterne publié entre 1759 et 1767.

Comment s’étaient-ils rencontrés ? Par hasard, comme tout le monde. Comment s’appelaient-ils ? Que vous importe ? D’où venaient-ils ? Du lieu le plus prochain. Où allaient-ils ? Est-ce que l’on sait où l’on va ? Que disaient-ils ? Le maître ne disait rien ; et Jacques disait que son capitaine disait que tout ce qui nous arrive de bien et de mal ici-bas était écrit là-haut.

LE MAÎTRE.  C’est un grand mot que cela.
JACQUES.  Mon capitaine ajoutait que chaque balle qui partait d’un fusil avait son billet.
LE MAÎTRE.  Et il avait raison…
Après une courte pause, Jacques s’écria : « Que le diable emporte le cabaretier et son cabaret ! »
LE MAÎTRE.  Pourquoi donner au diable son prochain ? Cela n’est pas chrétien.
JACQUES.  C’est que, tandis que je m’enivre de son mauvais vin, j’oublie de mener nos chevaux à l’abreuvoir. Mon père s’en aperçoit ; il se fâche. Je hoche de la tête ; il prend un bâton et m’en frotte un peu durement les épaules. Un régiment passait pour aller au camp devant Fontenoy ; de dépit je m’enrôle. Nous arrivons ; la bataille se donne.
LE MAÎTRE.  Et tu reçois la balle à ton adresse.
JACQUES.  Vous l’avez deviné ; un coup de feu au genou ; et Dieu sait les bonnes et mauvaises aventures amenées par ce coup de feu. Elles se tiennent ni plus ni moins que les chaînons d’une gourmette. Sans ce coup de feu, par exemple, je crois que je n’aurais été amoureux de ma vie, ni boiteux.
LE MAÎTRE.  Tu as donc été amoureux ?
JACQUES.  Si je l’ai été !
LE MAÎTRE.  Et cela par un coup de feu ?
JACQUES.  Par un coup de feu.
LE MAÎTRE.  Tu ne m’en as jamais dit un mot.
JACQUES.  Je le crois bien.
LE MAÎTRE.  Et pourquoi cela ?
JACQUES.  C’est que cela ne pouvait être dit ni plus tôt ni plus tard.
LE MAÎTRE.  Et le moment d’apprendre ces amours est-il venu ?
JACQUES.  Qui le sait ?
LE MAÎTRE.  À tout hasard, commence toujours…
 
Jacques commença l’histoire de ses amours. C’était l’après-dîner : il faisait un temps lourd ; son maître s’endormit. La nuit les surprit au milieu des champs ; les voilà fourvoyés. Voilà le maître dans une colère terrible et tombant à grands coups de fouet sur son valet, et le pauvre diable disant à chaque coup : « Celui-là était apparemment encore écrit là-haut… »

Vous voyez, lecteur, que je suis en beau chemin, et qu’il ne tiendrait qu’à moi de vous faire attendre un an, deux ans, trois ans, le récit des amours de Jacques, en le séparant de son maître et en leur faisant courir à chacun tous les hasards qu’il me plairait. Qu’est-ce qui m’empêcherait de marier le maître et de le faire cocu ? d’embarquer Jacques pour les îles ? d’y conduire son maître ? de les ramener tous les deux en France sur le même vaisseau ? Qu’il est facile de faire des contes ! Mais ils en seront quittes l’un et l’autre pour une mauvaise nuit, et vous pour ce délai.

L’aube du jour parut. Les voilà remontés sur leurs bêtes et poursuivant leur chemin. Et où allaient-ils ? Voilà la seconde fois que vous me faites cette question, et la seconde fois que je vous réponds : Qu’est-ce que cela vous fait ? Si j’entame le sujet de leur voyage, adieu les amours de Jacques… Ils allèrent quelque temps en silence. Lorsque chacun fut un peu remis de son chagrin, le maître dit à son valet : « Eh bien, Jacques, où en étions-nous de tes amours ? »
 

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