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Extrait

L’aventure du puits

Roman de Renart

Il y avait un puits au milieu de la cour.
Le voyant, Renart s’y précipite,
tout au désir d’apaiser sa soif ;
mais impossible d’arriver jusqu’à l’eau.
Le voici donc au puits
dont il découvre la largeur et la profondeur.
Seigneurs, écoutez bien cette prodigieuse aventure !
Dans ce puits, il y a deux seaux :
l’un remonte quand l’autre descend.
Et Renart le malfaisant
s’est appuyé sur la margelle,
irrité, contrarié, perplexe...
Soudain, s’avisant de regarder dans le puits
et de contempler son reflet,
il croit que c’était Hermeline,
son épouse bien-aimée,
qui se trouve logée à l’intérieur.
Perplexe et mécontent,
il lui demande avec rudesse :
« Dis-moi, que fais-tu là-dedans ? »
L’écho de sa voix remonta.
Renart l’entend ; il redresse la tête,
il appelle Hermeline une autre fois,
et l’écho de recommencer à monter.
Stupéfait d’entendre cette voix,
Renart met les pattes dans un seau
et, sans même s’en rendre compte, le voici qui descend.
Vraiment, quelle fâcheuse aventure !
Une fois dans l’eau
il découvre son erreur.
Renart s’est fourré dans un drôle de pétrin :
C’est un coup des démons !
Il se retient à une pierre,
Il préférerait être à six pieds sous terre...
Le malheureux souffre le martyre,
Il est plus d’une fois trempé.
C’est le moment de pêcher à la ligne
mais personne ne pourrait le dérider.
Ah ! il ne donnerait pas deux sous de son intelligence.
Seigneurs, il arriva qu’au même moment,
cette même nuit à la même heure,
Isengrin quitta sans s’attarder
une vaste lande,
en quête de nourriture,
pressé par une faim cruelle.
De fort méchante humeur,
il s’est dirigé vers la maison des moines
où il s’est rendu au triple galop.
Il trouva l’endroit dévasté.
« C’est le pays des démons, dit-il,
puisqu’on ne peut trouver ni nourriture,
ni rien à sa convenance ! »
Il a fait demi-tour au pas,
au trot il est allé au guichet ;
le voici arrivé devant le couvent
au galop.
Sur son chemin, il tomba sur le puits
où Renart le roux prenait du bon temps.
Il s’est penché au-dessus du puits,
irrité, contrarié, perplexe...
Soudain, il s’avise de regarder dans le puits
et de contempler son reflet :
plus il le voit et plus il le fixe,
exactement comme l’avait fait Renart.
Il crut que c’était dame Hersant
qui était logée à l’intérieur du puits
en compagnie de Renart.
Sachez qu’il n’en fut pas heureux
et qu’il dit : « Quel sort cruel que le mien !
Je suis outragé et déshonoré par la faute de ma femme
que Renart le rouquin m’a enlevée
et qu’il a entraînée avec lui dans ce puits.
Il faut être un sacré voleur sans foi ni loi,
pour traiter ainsi sa commère
et je n’y peux rien !
Mais, si je pouvais l’attraper,
Je m’en vengerais si bien
que je n’aurais plus rien à craindre de lui. »
Alors, il a hurlé de toutes ses forces
et, s’adressant à son ombre : « Qui es-tu ?
Sale putain, putain déclarée
que j’ai surprise ici avec Renart ! »
Il a hurlé une seconde fois
et l’écho est remonté.
Pendant qu’Isengrin se désolait,
Renart se tenait tranquille.
Il le laissa hurler un moment,
puis entreprit de l’appeler :
« Quelle est cette voix, mon Dieu, qui m’appelle ?
De vrai, je dirige ici-bas une école.
— Dis, qui es-tu ? demanda Isengrin.
— C’est moi, votre bon voisin,
jadis votre compère,
que vous chérissiez plus qu’un frère.
Mais on m’appelle feu Renart,
moi qui étais maître ès ruses.
— Je respire, dit Isengrin.
Depuis quand, Renart, es-tu donc mort ?
— Depuis l’autre jour, répond le goupil.
Personne ne doit s’étonner de ma mort
car de la même façon mourront
tous les vivants.
Il leur faudra passer de vie à trépas
au jour voulu par Dieu.
À présent, mon âme est entre les mains du Seigneur
qui m’a délivré du calvaire de ce monde.
Je vous en supplie, mon très cher compère,
pardonnez-moi de vous avoir mécontenté
l’autre jour.
— J’y consens, dit Isengrin.
Que toutes ces fautes vous soient pardonnées,
compère, dans ce monde et dans l’autre !
Mais votre mort m’afflige.
— Moi au contraire, dit Renart, j’en suis ravi.
— Tu en es ravi ? — Oui, vraiment, par ma foi.
— Cher compère, dis-moi pourquoi.
— Parce que, si mon corps repose dans un cercueil,
chez Hermeline, dans notre tanière,
mon âme est transportée en paradis,
déposée aux pieds de Jésus.
Compère, je suis comblé,
je n’eus jamais une once d’orgueil.
Toi, tu es dans le monde terrestre ;
moi, je suis dans le paradis céleste.
Ici, il y a des prés,
des bois, des champs, des prairies.
Ici, il y a d’immenses richesses,
ici, tu peux voir de nombreuses vaches,
une foule de brebis et de chèvres,
ici, tu peux voir quantité de lièvres,
de boufs, de vaches, de moutons,
des éperviers, des vautours et des faucons... »
Isengrin jure par saint Sylvestre
qu’il voudrait bien s’y trouver.
« N’y compte pas, dit Renart.
Il est impossible que tu entres ici.
Bien que le Paradis soit à Dieu,
tout le monde n’y a pas accès.
Tu t’es toujours montré fourbe,
cruel, traître et trompeur.
Tu m’as soupçonné au sujet de ta femme :
pourtant, par la toute-puissance divine,
je ne lui ai jamais manqué de respect
et je ne l’ai jamais sautée.
J’aurais dit, affirmes-tu, que tes fils étaient des bâtards.
Je ne l’ai pas pensé une seconde.
Au nom de mon créateur,
je t’ai dit maintenant l’entière vérité.
— Je vous crois, dit Isengrin,
et je vous pardonne sans arrière-pensée,
mais faites-moi pénétrer en ce lieu.
— N’y compte pas, dit Renart.
Nous ne voulons pas de disputes ici.
Là-bas, vous pouvez voir la fameuse balance. »
Seigneurs, écoutez donc ce prodige !
Du doigt, il lui désigne le seau
et se fait parfaitement comprendre,
lui faisant croire
qu’il s’agit des plateaux à peser le Bien et le Mal.
« Par Dieu, le père spirituel,
la puissance divine est telle que,
lorsque le bien l’emporte,
il descend vers ici
tandis que tout le mal reste là-haut.
Mais personne, s’il n’a reçu l’absolution,
ne pourrait en aucune façon
descendre ici, crois-moi.
T’es-tu confessé de tes péchés ?
— Oui, dit l’autre, à un vieux lièvre
et à une chèvre barbue
en bonne et due forme et fort pieusement.
Compère, ne tardez donc plus
à me faire pénétrer à l’intérieur ! »
Renart se met à le considérer :
« Il nous faut donc prier Dieu
et lui rendre grâce très dévotement
pour obtenir son franc pardon
et la rémission de vos péchés :
de cette façon, vous pourrez entrer ici. »
Isengrin, brûlant d’impatience,
tourna son cul vers l’orient
et sa tête vers l’occident.
Il se mit à chanter d’une voix de basse
et à hurler très fort.
Renart, l’auteur de maints prodiges,
se trouvait en bas
dans le second seau qui était descendu.
Il avait joué de malchance
en s’y fourrant.
À Isengrin de connaître bientôt l’amertume.
« J’ai fini de prier Dieu, dit le loup.
— Et moi, dit Renart, je lui ai rendu grâce.
Isengrin, vois-tu ce miracle ?
Des cierges brûlent devant moi !
Jésus va t’accorder son pardon
et une très douce rémission. »
Isengrin, à ces mots, s’efforce
de faire descendre le seau à son niveau
et, joignant les pieds, il saute dedans.
Comme il était le plus lourd des deux,
il se met à descendre.
Mais écoutez leur conversation !
Quand ils se sont croisés dans le puits,
Isengrin a interpellé Renart :
« Compère, pourquoi t’en vas-tu ? »
Et Renart lui a répondu :
« Pas besoin de faire grise mine.
Je vais vous informer de la coutume :
quand l’un arrive, l’autre s’en va.
La coutume se réalise.
Je vais là-haut au paradis
tandis que toi, tu vas en enfer en bas.
Me voici sorti des griffes du diable
et tu rejoins le monde des démons.
Te voici au fond de l’abîme,
moi j’en suis sorti, sois-en persuadé.
Par Dieu, le père spirituel,
là en bas, c’est le royaume des diables. »
Dès que Renart revint sur terre,
il retrouva son ardeur guerrière.
Isengrin est dans un drôle de pétrin.
S’il avait été capturé devant Alep,
il aurait été moins affligé
qu’en se retrouvant au fond du puits.
Seigneurs, écoutez maintenant comment les moines
avaient perdu leur énergie.
L’on avait trop salé les fèves germées
qu’ils avaient mangées.
Or, comme leurs serviteurs étaient paresseux,
Ils manquaient d’eau.
Mais il arriva que le cuisinier
chargé des repas
avait recouvré ses forces.
Au matin, il se rendit au puits,
menant un âne espagnol
avec trois compagnons.
Tous les quatre
gagnent le puits au pas de course
et attellent à la poulie
l’âne qui ne ménage pas ses efforts.
Et les moines de le menacer,
et l’âne de s’évertuer à tirer.
Le loup, à son grand déplaisir,
était en bas, en danger :
il se glissa à l’intérieur du seau.
Quant à l’âne, il souffrait le martyre,
incapable d’avancer ou de reculer,
malgré les coups qu’il recevait,
lorsqu’un moine, appuyé sur le rebord,
couché au-dessus du puits,
se mit à examiner l’intérieur
et découvrit Isengrin.
Il lança aux autres : « Que faites-vous ?
par Dieu, le Père glorieux,
c’est un loup que vous êtes en train de tirer. »
Les voilà pris de panique,
tous se précipitent vers la maison,
les jambes à leur cou,
après avoir bloqué la poulie.
Isengrin souffre mille tourments.
Les frères appellent les convers :
dans peu de temps Isengrin connaîtra son malheur.
L’abbé se saisit d’un gourdin
énorme et pointu
et le prieur d’un chandelier.
Dans l’abbaye, il ne resta pas un moine
qui n’eût un bâton ou un épieu.
Tous sont sortis des bâtiments.
Ils se mettent en marche vers le puits,
résolus à bien se battre.
Ils font tirer l’âne
et lui prêtent main-forte
jusqu’à ce que le seau soit remonté.
Isengrin, sans attendre qu’une trêve soit conclue,
a fait un saut du plus bel effet.
Les mâtins s’élancent à sa poursuite,
et lui déchirent la fourrure
dont les touffes de poils s’envolent.
Les moines l’ont rattrapé
et roué de coups.
L’un d’eux le frappe sur l’échine.
Isengrin est tombé en de mauvaises mains.
Là, à quatre reprises, il s’est évanoui,
éperdu de colère et de souffrance
au point de s’étendre sur le bord du chemin
et d’y faire le mort.
Mais voilà que survient le prieur.
Puisse Dieu le couvrir d’opprobre !
Il porte la main à son couteau,
dans l’idée de s’emparer de la peau.
Sa dernière heure a sonné pour Isengrin
quand l’abbé s’écrie : «Arrêtez !
Cette peau est en lambeaux,
elle a trop souffert.
Il n’attaquera plus personne,
le pays en est délivré.
Retournons sur nos pas, arrêtez ! »
Isengrin se garde bien de bouger.

Le Roman de Renart, Texte établi et traduit par Jean Dufournet et Andrée Méline, Paris : GF-Flammarion, 1985, tome 1, p. 315-331.
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