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Extrait

Rencontre avec des mousquetaires

Alexandre Dumas, Les Trois Mousquetaires, chapitre IV, 1844
Arrivé à Paris, d’Artagnan fait la connaissance des mousquetaires du roi. Mais la rencontre avec Athos, Porthos et Aramis ne se fait pas sans heurt…

D’Artagnan, furieux, avait traversé l’antichambre en trois bonds et s’élançait sur l’escalier, dont il comptait descendre les degrés quatre à quatre, lorsque, emporté dans sa course, il alla donner tête baissée dans un mousquetaire qui sortait de chez M. de Tréville par une porte de dégagement, et le heurtant du front à l’épaule, lui fit pousser un cri ou plutôt un hurlement.
 Excusez-moi, dit d’Artagnan essayant de reprendre sa course, excusez-moi, mais je suis pressé.
À peine avait-il descendu le premier escalier, qu’un poignet de fer le saisit par son écharpe et l’arrêta.
 Vous êtes pressé ! s’écria le mousquetaire pâle comme un linceul ; sous ce prétexte, vous me heurtez, vous dites : « Excusez-moi » et vous croyez que cela suffit ? Pas tout à fait, mon jeune homme. Croyez-vous, parce que vous avez entendu M. de Tréville nous parler un peu cavalièrement aujourd’hui, que l’on peut nous traiter comme il nous parle ? Détrompez-vous, compagnon ; vous n’êtes pas M. de Tréville, vous.
 Ma foi, répliqua d’Artagnan, qui reconnut Athos, lequel, après le pansement opéré par le docteur, regagnait son appartement ; ma foi, je ne l’ai pas fait exprès, et, ne l’ayant pas fait exprès, j’ai dit : « Excusez-moi. » Il me semble donc que c’est assez. Je vous répète, cependant, et cette fois c’est trop peut-être, parole d’honneur, je suis pressé, très pressé. Lâchez-moi donc, je vous prie, et laissez-moi aller où j’ai affaire.
 Monsieur, dit Athos en le lâchant, vous n’êtes pas poli. On voit que vous venez de loin.
D’Artagnan avait déjà enjambé trois ou quatre degrés, mais à la remarque d’Athos il s’arrêta court.
 Morbleu, monsieur ! dit-il, de si loin que je vienne, ce n’est pas vous qui me donnerez une leçon de belles manières, je vous préviens.
 Peut-être, dit Athos.
 Ah ! si je n’étais pas si pressé, s’écria d’Artagnan, et si je ne courais pas après quelqu’un…
 Monsieur l’homme pressé, vous me trouverez sans courir, moi, entendez-vous ?
 Et où cela, s’il vous plaît ?
 Près des Carmes-Deschaux.
 À quelle heure ?
 Vers midi.
 Vers midi, c’est bien, j’y serai.
 Tâchez de ne pas me faire attendre, car à midi un quart je vous couperai les oreilles à la course.
 Bon ! lui cria d’Artagnan ; on y sera à midi moins dix minutes.
Et il se mit à courir comme si le diable l’emportait, espérant retrouver encore son inconnu, que son pas tranquille ne devait pas avoir conduit bien loin.
Mais à la porte de la rue causait Porthos avec un soldat aux gardes. Entre les deux causeurs il y avait juste l’espace d’un homme. D’Artagnan crut que cet espace lui suffirait, et il s’élança pour passer comme une flèche entre eux deux. Mais d’Artagnan avait compté sans le vent. Comme il allait passer, le vent s’engouffra dans le long manteau de Porthos, et d’Artagnan vint donner droit dans le manteau. Sans doute Porthos avait des raisons de ne pas abandonner cette partie essentielle de son vêtement, car, au lieu de laisser aller le pan qu’il tenait, il tira à lui, de sorte que d’Artagnan s’enroula dans le velours par un mouvement de rotation qu’explique la résistance de l’obstiné Porthos.
[…]
 Vertubleu ! cria Porthos faisant tous ses efforts pour se débarrasser de d’Artagnan qui lui grouillait dans le dos, vous êtes donc enragé de vous jeter comme cela sur les gens !
 Excusez-moi, dit d’Artagnan reparaissant sous l’épaule du géant, mais je suis très pressé, je cours après quelqu’un et…
 Est-ce que vous oubliez vos yeux quand vous courez, par hasard ? demanda Porthos.
 Non, répondit d’Artagnan piqué, non, et grâce à mes yeux je vois même ce que ne voient pas les autres.
Porthos comprit ou ne comprit pas, toujours est-il que, se laissant aller à sa colère :
 Monsieur, dit-il, vous vous ferez étriller, je vous en préviens, si vous vous frottez ainsi aux mousquetaires.
 Étriller, monsieur ! dit d’Artagnan, le mot est dur.
 C’est celui qui convient à un homme habitué à regarder en face ses ennemis.
 Ah ! pardieu ! je sais bien que vous ne tournez pas le dos aux vôtres, vous.
Et le jeune homme, enchanté de son espièglerie, s’éloigna en riant à gorge déployée.
Porthos écuma de rage et fit un mouvement pour se précipiter sur d’Artagnan.
 Plus tard, plus tard, lui cria celui-ci, quand vous n’aurez plus votre manteau.
 À une heure donc, derrière le Luxembourg.
 Très bien, à une heure, répondit d’Artagnan en tournant l’angle de la rue.

Alexandre Dumas, Les Trois Mousquetaires, Paris, J.-B. Fellens et L.-P. Dufour, 1846, pp. 33-35.
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