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Extrait

Ségolène Le Men, « L'art de l'extrait »

Ségolène Le Men
D’après Le Magasin pour enfants, la littérature pour la jeunesse (1750-1830), Bibliothèque Robert Desnos, Montreuil, 1988

Morceaux choisis, morceaux de choix
À côté de l'attention portée à la mise en forme de l'objet-livre, ce qui ressort de cette définition très adéquate pour le livre d'enfant de 1750 à 1830 est la nécessité d'apporter à l'enfant des connaissances variées, extraites et abrégées à partir d'un vaste ensemble de références. « Traits », « extraits », « anecdotes », « notions abrégées », tous ces termes tournent autour de l'idée d'extrait, qui est une manière de lire, utilisée à des fins éducatives, et en fin de compte adoptée par les auteurs des livres pour enfants.
Dans l'éducation religieuse des pensionnats, l'habitude semble ancrée de faire écrire aux petites filles leur propre livre à partir d'extraits et de morceaux choisis qu'elle récoltent au fil des jours. Voici quelques vers entendus par l’Émilie de l’abbé Reyre, dans un couvent de pensionnaires : « j'ai cru devoir mettre dans mon recueil, parce qu'ils m'ont paru fort instructifs » ; puis : « cette histoire m'a paru si belle que je l'ai mise dans mon petit recueil. J'y mettrai de même toutes les anecdotes remarquables que je rencontrerai dans mes lectures ; et quelle satisfaction n'aurai–je pas à les raconter ». L'échange épistolaire entre Émilie et sa mère se trouve constamment entrecoupé d'extraits transcrits pour le « petit recueil », livre par excellence de l'enfant qui le conçoit elle-même, et y revient sans cesse. Or ce livre n'est pas rédigé, mais seulement assemblé par son possesseur. Nous n'avons malheureusement pas retrouvé trace, pour le domaine français, de ces recueils évoqués à plusieurs reprises par la littérature enfantine. Mais tout porte à croire qu'il s'agit d'une tradition, proche de celle des stammbücher qui, en Allemagne, ont trouvé leurs collectionneurs à cause des enluminures et aquarelles qui ornent ces petits albums de citations réunis de main de femme.

Du bon usage de l'extrait
Proche donc de l'album de jeune fille, cette tradition se rattache aussi à celle des modèles d'écriture fondés sur la copie de textes choisis, comme le rappelle madame de Genlis après avoir indiqué les aptitudes communément attendues chez une fillette de douze ans, dans la phrase même qui les refoule : « Adèle, à douze ans, ne sera en état ni de bien faire un extrait, ni d'écrire une jolie lettre, ni de m'aider à faire les honneurs de ma maison. »
De l'enfance à l'âge adulte, l'usage des extraits est une pratique où la lecture et l'écriture sont solidaires dans une conception de la lecture centrée sur ce livre unique, quintessence de tous les autres dont le possesseur est en fin de compte l'auteur-éditeur. Madame de Genlis a cultivé systématiquement cette habitude acquise dans son jeune âge en démontrant le lien étroit qui existe entre la copie des extraits et le métier d'auteur tel qu'elle le concevait. C'est dans un bref ouvrage, De l'Emploi du temps qu'elle livre sa recette : « Il faut avoir en magasin un grand nombre de petits livres cartonnés, chaque livret contenant au moins cent pages blanches, et que le format soit assez petit, pour qu'on puisse sans embarras les mettre deux ou trois dans une poche ou dans tin sac. On écrira d'une écriture fine dans ces petits livres, non des extraits détaillés, mais les traits remarquables qui auront le plus frappé dans le cours des lectures habituelles (…) On petit aussi faire des recueils de vers choisis, et un petit volume de poésie, contenant des maximes, des sentences etc. de quatre, cinq ou sept et huit vers, choix très commode lorsqu'on veut faire une citation, ou placer une épigraphe. Il faut toujours porter sur soi un ou deux de ces livrets, et en relire quelque chose, soit en voiture, lorsqu'on y est seul, soit en se promenant solitairement, et dans tous les petits moments d'attente que la société renouvelle si souvent ».

De l'art de l'extrait à l'abrégé comme « style"
En matière de littérature enfantine, cette conception du livre proche de la compilation est utilisée au-delà de l'étape de la recherche documentaire, puisqu'elle préside au plan d'un grand nombre d'ouvrages. Sans doute à la fin du 18e siècle, les recueils d'anecdotes sont-ils un genre éditorial en pleine expansion, et les recueils d'anecdotes à l'usage des enfants s'inscrivent dans leur sillage. Pour l'adulte, de tels ouvrages servent surtout à développer des talents de conversation en société. Pour l'enfant, ils sont mis au service de la formation morale par le recours à l'exemple : de là, ces recueils de « beaux traits », puis de « beautés » qui figurent au catalogue de libraires d'éducation comme Eymery ou Blanchard. Cette visée anthologique si répandue, qui n'est pas soumise à la citation littérale, mais adapte un extrait à la portée de son lecteur, rétablit au lieu du nouveau modèle de la lecture extensive, celui, traditionnel, de la lecture intensive, où tout est dit en un seul livre qu'il s'agit de lire et de relire, de recopier et d'apprendre par cœur. L'auteur, editor au sens anglais du terme, est celui qui lit beaucoup pour extraire un peu, et passe ainsi d'un système à l'autre. Grâce aux extraits moralisateurs, l'enfant n'est pas admis à gambader parmi les livres, il ne connaît que ce que l'auteur-éducateur l'autorise à retenir dans sa bibliothèque.
Dans la poésie plus encore que dans la prose, s'impose cette démarche anthologique. Les vers de J.-B. Rousseau cités offrent une belle métaphore de l'auteur de livres pour l'enfance qui assemble par sélection d'extraits et compose son œuvre par combinaison :
« Je vais jusqu'où je puis
Et semblable à l'abeille en nos jardins éclose
De différentes fleurs, j'assemble et je compose
Le miel que je produis »
L'écriture par extraits ne suffit pas à expliquer toute la littérature enfantine, mais, qu'elle soit directement utilisée (dans les anthologies de poésie, et dans les recueils entrecoupés de citations) ou qu'elle se borne à utiliser, comme l'écrit madame de Genlis, « non des extraits détaillés, mais les traits remarquables qui auront le plus frappé dans le cours des lectures habituelles », elle rend compte d'une très large fraction de cette littérature que désigne le terme de magasin. Ce mot très significatif que l’on doit à madame Leprince de Beaumont fera fortune dans la littérature enfantine, avant d'être adopté pour désigner la presse illustrée de modèle anglais dans le Magasin pittoresque de Charton créé en 1833, et finalement repris chez Hetzel, pour la presse illustrée pour enfants promue par le Magasin d'éducation et de récréation.
Cette conception de l'écriture à partir d'abrégés est proche de la rédaction journalistique, comme le suggère le terme magasin, au moment où l'un des rôles de l'écrivain-journaliste peut être celui du vulgarisateur qui est un auteur second comme l'écrivain pour enfants. Vers 1830, la définition romantique et individualiste de l'auteur contribue à faire évoluer cette conception qui est alors perçue par la négative, même lorsqu'un journal comme Le Voleur revendique dans son titre cette « écriture par les ciseaux », poussée jusqu'au pillage et à la contrefaçon. C'est alors que le journalisme comme la littérature enfantine commence à être perçu comme une paralittérature, ce qui n'avait pas été le cas jusque-là.

Mais la veine de la littérature enfantine dérive d'un modèle issu de l'écriture féminine, comme en témoignent autant la pratique féminine et enfantine des extraits et des abrégés, que celle de la littérature épistolaire, qui aurait aussi bien pu servir à cette démonstration. L'abondance des auteurs féminins en est aussi un symptôme, l'une des originalités du corpus de la littérature enfantine.

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