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Extrait

Les petits poissons

Sophie de Ségur, Les Malheurs de Sophie, 1858
Mme de Réan, la mère de Sophie, a des petits poissons qu’elle apprécie beaucoup et dont elle s’occupe quotidiennement avec grande attention. Mais Sophie, qui déborde d’idées originales bien que très souvent irréfléchies, cherche quelque chose à saler…

Un matin, Sophie jouait ; sa bonne lui avait donné du pain qu’elle avait coupé en petits morceaux, des amandes qu’elle coupait en tranches, et des feuilles de salade ; elle demanda à sa bonne de l’huile et du vinaigre pour faire la salade.

« Non, répondit la bonne ; je veux bien vous donner du sel, mais pas d’huile ni de vinaigre qui pourraient tacher votre robe. »

Sophie prit le sel, en mit sur sa salade ; il lui en restait beaucoup.

« Si j’avais quelque chose à saler ? se dit-elle. Je ne veux pas saler du pain ; il me faudrait de la viande ou du poisson. Oh ! la bonne idée ! Je vais saler les petits poissons de maman ; j’en couperai quelques-uns en tranches avec mon couteau, je salerai les autres tout entiers ; que ce sera amusant ! Quel joli plat cela fera ! »

Et voilà Sophie qui ne réfléchit pas que sa maman n’aura plus les jolis petits poissons qu’elle aime tant, que ces pauvres petits souffriront beaucoup d’être salés vivants ou d’être coupés en tranches. Sophie court dans le salon où étaient les petits poissons ; elle s’approche de la cuvette, les pêche tous, les met dans une assiette de son ménage, retourne à sa petite table, prend quelques-uns de ces pauvres petits poissons, et les étend sur un plat. Mais les poissons, qui ne se sentaient pas à l’aise hors de l’eau, remuaient et sautaient tant qu’ils pouvaient. Pour les faire tenir tranquilles, Sophie leur verse du sel sur le dos, sur la tête, sur la queue. En effet, ils restent immobiles ; les pauvres petits étaient morts. Quand son assiette fut pleine, elle en prit d’autres et se mit à les couper en tranches. Au premier coup de couteau, les malheureux poissons se tordaient en désespérés ; mais ils devenaient bientôt immobiles parce qu’ils mouraient. Après le second poisson, Sophie s’aperçut qu’elle les tuait en les coupant en morceaux ; elle regarda avec inquiétude les poissons salés ; ne les voyant pas remuer, elle les examina attentivement et vit qu’ils étaient tous morts. Sophie devint rouge comme une cerise.

« Que va dire maman ? se dit-elle. Que vais-je devenir, moi, pauvre malheureuse ! Comment faire pour cacher cela ? »

Elle réfléchit un moment. Son visage s’éclaircit ; elle avait trouvé un moyen excellent pour que sa maman ne s'aperçût de rien.

Elle ramassa bien vite tous les poissons salés et coupés, les remit dans une petite assiette, sortit doucement de la chambre, et les reporta dans
leur cuvette.

« Maman croira, dit-elle, qu’ils se sont battus, qu’ils se sont tous entre-déchirés et tués. Je vais essuyer mes assiettes, mon couteau, et ôter mon sel ; ma bonne n’a pas heureusement remarqué que j’avais été chercher les poissons ; elle est occupée de son ouvrage et ne pense pas à moi. » Sophie rentra sans bruit dans sa chambre, se remit à sa petite table et continua de jouer avec son ménage.

Sophie de Ségur, Les Malheurs de Sophie, Paris : Hachette, 1880, p. 30-32.
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