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Extrait

Un grain de blé

Jules Verne, L'Île mystérieuse, 1re partie, chapitre 20

Une seule privation coûtait encore aux colons de l’île Lincoln. La nourriture azotée ne leur manquait pas, ni les produits végétaux qui devaient en tempérer l’usage ; les racines ligneuses des dragonniers, soumises à la fermentation, leur donnaient une boisson acidulée, sorte de bière bien préférable à l’eau pure ; ils avaient même fabriqué du sucre, sans cannes ni betteraves, en recueillant cette liqueur que distille l’Acer saccharinum, sorte d’érable de la famille des acérinées, qui prospère sous toutes les zones moyennes, et dont l’île possédait un grand nombre ; ils faisaient un thé très-agréable en employant les monardes rapportées de la garenne ; enfin, ils avaient en abondance le sel, le seul des produits minéraux qui entre dans l’alimentation…, mais le pain faisait défaut. […]

Ce jour-là, — il pleuvait à torrents, — les colons étaient rassemblés dans la grande salle de Granite-house, quand le jeune garçon s’écria tout d’un coup : « Tiens, monsieur Cyrus. Un grain de blé ! »

Et il montra à ses compagnons un grain, un unique grain qui, de sa poche trouée, s’était introduit dans la doublure de sa veste.

La présence de ce grain s’expliquait par l’habitude qu’avait Harbert, étant à Richmond, de nourrir quelques ramiers dont Pencroff lui avait fait présent.
« Un grain de blé ? répondit vivement l’ingénieur.
 Oui, monsieur Cyrus, mais un seul, rien qu’un seul !
 Eh ! mon garçon, s’écria Pencroff en souriant, nous voilà bien avancés, ma foi ! Qu’est-ce que nous pourrions bien faire d’un seul grain de blé ?
 Nous en ferons du pain, répondit Cyrus Smith.
 Du pain, des gâteaux, des tartes ! répliqua le marin. Allons ! Le pain que fournira ce grain de blé ne nous étouffera pas de sitôt ! »

Harbert, n’attachant que peu d’importance à sa découverte, se disposait à jeter le grain en question, mais Cyrus Smith le prit, l’examina, reconnut qu’il était en bon état, et, regardant le marin bien en face :

« Pencroff, lui demanda-t-il tranquillement, savez-vous combien un grain de blé peut produire d’épis ?
 Un, je suppose ! répondit le marin, surpris de la question.
 Dix, Pencroff. Et savez-vous combien un épi porte de grains ?
 Ma foi, non.
 Quatre-vingts en moyenne, dit Cyrus Smith. Donc, si nous plantons ce grain, à la première récolte, nous récolterons huit cents grains, lesquels en produiront à la seconde six cent quarante mille, à la troisième cinq cent douze millions, à la quatrième plus de quatre cents milliards de grains. Voilà la proportion. »

Jules Verne, L'Île mystérieuse, Paris : Hachette, Jules Hetzel, 1973, p. 185-186.