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Extrait

La poésie en Europe

Germaine de Staël, Corinne ou l’Italie, Livre VII, chapitre I, 1807
Oswald et Corinne discutent de la littérature italienne, de ses spécificités en poésie et en prose, de ce qui la différencie de la littéraure des autres nations européennes comme l’Angleterre ou la France.

Lord Nelvil désirait vivement que M. Edgermond jouît de l’entretien de Corinne, qui valait bien ses vers improvisés. Le jour suivant, la même société se rassembla chez elle ; et, pour l’engager à parler, il amena la conversation sur la littérature italienne, et provoqua sa vivacité naturelle, en affirmant que l’Angleterre possédait un plus grand nombre de vrais poètes et de poètes supérieurs, par l’énergie et la sensibilité, à tous ceux dont l’Italie pouvait se vanter.
 D’abord, répondit Corinne, les étrangers ne connaissent, pour la plupart, que nos poètes du premier rang, Le Dante, Pétrarque, l’Arioste, Guarini, Le Tasse et Métastase, tandis que nous en avons plusieurs autres, tels que Chiabrera, Guidi, Filicaja, Parini, etc., sans compter Sannazar, Politien, etc., qui ont écrit en latin avec génie ; et tous réunissent dans leurs vers le coloris à l’harmonie ; tous savent, avec plus ou moins de talent, faire entrer les merveilles des beaux-arts et de la nature dans les tableaux représentés par la parole. Sans doute il n’y a pas dans nos poètes cette mélancolie profonde, cette connaissance du cœur humain qui caractérise les vôtres ; mais ce genre de supériorité n’appartient-il pas plutôt aux écrivains philosophes qu’aux poètes ? La mélodie brillante de l’italien convient mieux à l’éclat des objets extérieurs qu’à la méditation. Notre langue serait plus propre à peindre la fureur que la tristesse, parce que les sentiments réfléchis exigent des expressions plus métaphysiques, tandis que le désir de la vengeance anime l’imagination, et tourne la douleur en dehors.
Cesarotti a fait la meilleure et la plus élégante traduction d’Ossian qu’il y ait ; mais il semble, en la lisant, que les mots ont en eux-mêmes un air de fête qui contraste avec les idées sombres qu’ils rappellent. On se laisse charmer par nos douces paroles de ruisseau limpide, de campagne riante, d’ombrage frais, comme par le murmure des eaux et la variété des couleurs ; qu’exigez-vous de plus de la poésie ? pourquoi demander au rossignol ce que signifie son chant ? il ne peut l’expliquer qu’en recommençant à chanter ; on ne peut le comprendre qu’en se laissant aller à l’impression qu’il produit. La mesure des vers, les rimes harmonieuses, ces terminaisons rapides, composées de deux syllabes brèves, dont les sons glissent en effet, comme l’indique leur nom (sdruccioli), imitent quelquefois les pas légers de la danse ; quelquefois des tons plus graves rappellent le bruit de l’orage ou l’éclat des armes ; enfin notre poésie est une merveille de l’imagination, il ne faut y chercher que ses plaisirs sous toutes les formes.
 Sans doute, reprit lord Nelvil, vous expliquez, aussi bien qu’il est possible, et les beautés et les défauts de votre poésie ; mais quand ces défauts, sans les beautés, se trouvent dans la prose, comment les défendrez-vous ? Ce qui n’est que du vague dans la poésie devient du vide dans la prose ; et cette foule d’idées communes, que vos poètes savent embellir par leur mélodie et leurs images, reparaît à froid dans la prose avec une vivacité fatigante. La plupart de vos écrivains en prose, aujourd’hui, ont un langage si déclamatoire, si diffus, si abondant en superlatifs, qu’on dirait qu’ils écrivent tous de commande, avec des phrases reçues, et pour une nature de convention ; ils semblent ne pas se douter qu’écrire c’est exprimer son caractère et sa pensée. Le style littéraire est pour eux un tissu artificiel, une mosaïque rapportée, je ne sais quoi d’étranger enfin à leur âme, qui se fait avec la plume, comme un ouvrage mécanique avec les doigts ; ils possèdent au plus haut degré le secret de développer, de commenter, d’enfler une idée, de faire mousser un sentiment, si l’on peut parler ainsi ; tellement qu’on serait tenté de dire à ces écrivains, comme cette femme africaine à une dame française qui portait un grand panier sous une longue robe : Madame, tout cela est-il vous-même ? En effet, où est l’être réel dans toute cette pompe de mots, qu’une expression vraie ferait disparaître comme un vain prestige ?
 Vous oubliez, interrompit vivement Corinne, d’abord Machiavel et Boccace, puis Gravina, Filangieri, et de nos jours encore Cesarotti, Verri, Bettinelli, et tant d’autres enfin qui savent écrire et penser. Mais je conviens avec vous que, depuis les derniers siècles, des circonstances malheureuses ayant privé l’Italie de son indépendance, on y a perdu tout intérêt pour la vérité, et souvent même la possibilité de la dire. Il en est résulté l’habitude de se complaire dans les mots, sans oser approcher des idées. Comme l’on était certain de ne pouvoir obtenir par ses écrits aucune influence sur les choses, on n’écrivait que pour montrer de l’esprit, ce qui est le plus sûr moyen de finir bientôt par n’avoir pas même de l’esprit ; car c’est en dirigeant ses efforts vers un objet noblement utile qu’on rencontre le plus d’idées. Quand les écrivains en prose ne peuvent influer en aucun genre sur le bonheur d’une nation, quand on n’écrit que pour briller, enfin quand c’est la route qui est le but, on se replie en mille détours, mais l’on n’avance pas. Les Italiens, il est vrai, craignent les pensées nouvelles, mais c’est par paresse qu’ils les redoutent, et non par servilité littéraire. Leur caractère, leur gaieté, leur imagination ont beaucoup d’originalité, et cependant comme ils ne se donnent plus la peine de réfléchir, leurs idées générales sont communes ; leur éloquence même, si vive quand ils parlent, n’a point de naturel quand ils écrivent ; on dirait qu’ils se refroidissent en travaillant ; d’ailleurs les peuples du midi sont gênés par la prose, et ne peignent leurs véritables sentiments qu’en vers. Il n’en est pas de même dans la littérature française, dit Corinne, en s’adressant au comte d’Erfeuil, vos prosateurs sont souvent plus éloquents, et même plus poétiques que vos poètes.
 Il est vrai, répondit le comte d’Erfeuil, que nous avons en ce genre les véritables autorités classiques ; Bossuet, La Bruyère, Montesquieu, Buffon, ne peuvent être surpassés ; surtout les deux premiers, qui appartiennent à ce siècle de Louis XIV, qu’on ne saurait trop louer, et dont il faut imiter, autant qu’on le peut, les parfaits modèles. C’est un conseil que les étrangers doivent s’empresser de suivre aussi bien que nous.
 J’ai de la peine à croire, répondit Corinne, qu’il fût désirable pour le monde entier de perdre toute couleur nationale, toute originalité de sentiments et d’esprit, et j’oserai vous dire, M. le comte, que, dans votre pays même, cette orthodoxie littéraire, si je puis m’exprimer ainsi, qui s’oppose à toute innovation heureuse, doit rendre à la longue votre littérature très stérile. Le génie est essentiellement créateur, il porte le caractère de l’individu qui le possède. La nature, qui n’a pas voulu que deux feuilles se ressemblassent, a mis encore plus de diversité dans les âmes, et l’imitation est une espèce de mort, puisqu’elle dépouille chacun de son existence naturelle.
 Ne voudriez-vous pas, belle étrangère, reprit le comte d’Erfeuil, que nous admissions chez nous la barbarie tudesque, les Nuits d’Young des Anglais, les concetti des Italiens et des Espagnols ? Que deviendraient le goût, l’élégance du style français après un tel mélange ?
Le prince Castel-Forte, qui n’avait point encore parlé, dit : — Il me semble que nous avons tous besoin les uns des autres ; la littérature de chaque pays découvre, à qui sait la connaître, une nouvelle sphère d’idées. C’est Charles-Quint lui-même qui a dit qu’un homme qui sait quatre langues vaut quatre hommes. Si ce grand génie politique en jugeait ainsi pour les affaires, combien cela n’est-il pas plus vrai pour les lettres ? Les étrangers savent tous le français, ainsi leur point de vue est plus étendu que celui des Français qui ne savent pas les langues étrangères. Pourquoi ne se donnent-ils pas plus souvent la peine de les apprendre ? ils conserveraient ce qui les distingue, et découvriraient ainsi quelquefois ce qui peut leur manquer.​

Germaine de Staël, Œuvres de madame la baronne de Staël-Holstein, Tome 2, Paris, Lefevre, 1838, pp. 537-541.
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