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Extrait

Grès et cristal
Livre IX, Chapitre IV

Victor Hugo, Notre-Dame de Paris, 1832.
Texte intégral : Ollendorff, Paris, 1904-1924
Réfugiée dans les tours de Notre-Dame qui lui offrent un asile salvateur, la Esmeralda est maintenant sous la garde de Quasimodo. « Souvent elle se reprochait de ne pas avoir une reconnaissance qui fermât les yeux, mais décidément elle ne pouvait s’accoutumer au pauvre sonneur. Il était trop laid. » Il finit du reste par disparaître pour ne pas l’importuner. À la fin du chapitre « Grès et cristal », qui livre le sens de son titre métaphorique, on l’entend chanter (en vers libres) et soupirer.

Elle ne le voyait plus, mais elle sentait la présence d’un bon génie autour d’elle. Ses provisions étaient renouvelées par une main invisible pendant son sommeil. Un matin, elle trouva sur sa fenêtre une cage d’oiseaux. Il y avait au-dessus de sa cellule une sculpture qui lui faisait peur. Elle l’avait témoigné plus d’une fois devant Quasimodo. Un matin (car toutes ces choses-là se faisaient la nuit), elle ne la vit plus. On l’avait brisée. Celui qui avait grimpé jusqu’à cette sculpture avait dû risquer sa vie.
Quelquefois, le soir, elle entendait une voix cachée sous les abat-vent du clocher chanter comme pour l’endormir une chanson triste et bizarre. C’était des vers sans rime, comme un sourd en peut faire.
 
Ne regarde pas la figure,
Jeune fille, regarde le cœur.
Le cœur d’un beau jeune homme est souvent difforme.
Il y a des cœurs où l’amour ne se conserve pas.
 
Jeune fille, le sapin n’est pas beau,
N’est pas beau comme le peuplier,
Mais il garde son feuillage l’hiver.
 
Hélas ! à quoi bon dire cela ?
Ce qui n’est pas beau a tort d’être ;
La beauté n’aime que la beauté,
Avril tourne le dos à janvier.
 
La beauté est parfaite,
La beauté peut tout,
La beauté est la seule chose qui n’existe pas à demi.
 
Le corbeau ne vole que le jour,
Le hibou ne vole que la nuit,
Le cygne vole la nuit et le-jour.
 
Un-matin, elle vit, en s’éveillant, sur sa fenêtre, deux vases pleins de fleurs. L’un était un vase de cristal fort beau et fort brillant, mais fêlé. Il avait laissé fuir l’eau dont on l’avait rempli, et les fleurs qu’il contenait étaient fanées. L’autre était un pot de grès, grossier et commun, mais qui avait conservé toute son eau, et dont les fleurs étaient restées fraîches et vermeilles.
Je ne sais pas si ce fut avec intention, mais la Esmeralda prit le bouquet fané, et le porta tout le jour sur son sein.
Ce jour-là, elle n’entendit pas la voix de la tour chanter.
Elle s’en soucia médiocrement. Elle passait ses journées à caresser Djali, à épier la porte du logis Gondelaurier, à s’entretenir tout bas de Phœbus, et à émietter son pain aux hirondelles.
Elle avait du reste tout à fait cessé de voir, cessé d’entendre Quasimodo. Le pauvre sonneur semblait avoir disparu de l’église. Une nuit pourtant, comme elle ne dormait pas et songeait à son beau capitaine, elle entendit soupirer près de sa cellule. Effrayée, elle se leva, et vit à la lumière de la lune une masse informe couchée en travers devant sa porte. C’était Quasimodo qui dormait là sur la pierre.

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