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Extrait

Hércule, dieu gaulois de l'éloquence

Lucien de Samosate, Préface ou Hercule, 1-6.
Lucien de Samosate est l'auteur antique qui s'attarde le plus sur le passage d'Hercule par la Gaule. Selon lui, le héros aurait tellement impressioné les populations locales qu'elles lui auraient rendu un culte, sous le nom d'Ogmios. Mais leur manière de considérer Hercule comme dieu de l'éloquence est source d'étonnement pour l'écrivain grec.

Hercule, chez les Gaulois, se nomme Ogmios dans la langue nationale. La forme sous laquelle ils représentent ce dieu a quelque chose de tout à fait étrange. C'est pour eux un vieillard, d'un âge fort avancé, qui n'a de cheveux que sur le sommet de la tête, et ceux qui lui restent tout à fait blancs. Sa peau est ridée et brûlée par le soleil, jusqu'à paraître noire comme celle des vieux marins. On le prendrait pour un Charon, un Japet sorti du fond du Tartare, pour tout enfin plutôt que pour Hercule. Cependant tel qu'il est, il a tous les attributs de ce dieu. Il est revêtu de la peau du lion, tient une massue dans la main droite, porte un carquois suspendu à ses épaules, et présente de la main gauche un arc tendu. C'est Hercule tout entier.

Je crus donc que les Gaulois voulaient se moquer des dieux de la Grèce, en donnant cette forme à Hercule ou se venger de lui parce qu'il avait jadis fait invasion dans leur pays et prélevé sur eux un riche butin, lorsque, cherchant les bœufs de Géryon, il parcourut la plus grande partie des régions occidentales.

Cependant je ne vous ai point encore dit ce que sa figure a de plus singulier. Cet Hercule vieillard attire à lui une multitude considérable, qu'il tient attachée par les oreilles. Les liens dont il se sert sont de petites chaînes d'or et d'ambre, d'un travail délicat, et semblables à de beaux colliers. Malgré la faiblesse de leurs chaînes, ces captifs ne cherchent point à prendre la fuite, quoiqu'ils le puissent aisément, et loin de résister, de roidir les pieds, de se renverser en arrière, ils suivent avec joie celui qui les guide, le comblent d'éloges, s'empressent de l'atteindre, et voudraient même le devancer, mouvement qui leur fait relâcher la chaîne et donne à croire qu'ils seraient désolés d'en être détachés. Mais ce qui me parut le plus bizarre, c'est ce que je veux vous dire sans délai. L'artiste ne sachant où attacher le bout des chaînes, vu que la main droite du héros tient une massue et la gauche un arc, a imaginé de percer l'extrémité de la langue du dieu et de faire attirer par elle tous les hommes qui le suivent : lui-même se retourne de leur côté avec un sourire.

Je demeurai longtemps devant cette image, la regardant avec une admiration mêlée d'embarras et de colère. Un Gaulois qui se trouvait alors près de moi, homme instruit dans notre littérature, à en juger par la pureté avec laquelle il parlait grec, et de plus versé, je crois, dans une connaissance profonde des arts de son pays : « Étranger, me dit-il, je vais vous expliquer l'énigme de cette image qui semble si fort vous troubler. Nous autres Gaulois, nous ne pensons pas comme vous Grecs, que Mercure soit le dieu de l’éloquence. Nous l'attribuons à Hercule, qui l'emporte sur Mercure par la supériorité de ses forces. Si nous le représentons sous la forme d'un vieillard, n'en soyez pas surpris. Ce n'est que dans un âge avancé que le talent de la parole se montre avec le plus d'éclat et de maturité, si toutefois vos poètes disent vrai :
La jeunesse, en sa fougue, est toujours incertaine.
Le vieillard est plus froid, plus sage en ses discours.
La même raison vous fait dire de Nestor que le miel coulait de ses lèvres et que les orateurs de Troie faisaient entendre une voix de lis, pour dire fleur, car si je ne me trompe, chez vous lis signifie une espèce de fleur.

Ne soyez pas surpris non plus de ce qu'Hercule, emblème de l'éloquence, conduit avec sa langue des hommes enchaînés par les oreilles. Vous savez la parenté qui existe entre les oreilles et la langue. Ce n'est pas pour insulter au dieu qu'on les lui a percées. Je me rappelle, en effet, qu'un de vos poètes comiques a dit dans ses ïambes :
Le bavard a toujours la langue au bout percée.

Enfin nous croyons que c'est par la force de son éloquence qu'Hercule a accompli ses exploits. C'était un sage qui faisait violence par la puissance de sa parole. Les traits que vous lui voyez sont ses discours, qui pénètrent, volent droit au but, et blessent les âmes. Ne dites-vous pas vous-mêmes des paroles ailées ? » Telle fut l'explication du Gaulois.

Lucien de Samosate, Œuvres complètes, tr. Eugène Talbot, Paris : Hachette, 1912, t. 2, p. 261-263.
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