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Extrait

Hercule à la croisée des chemins

Xénophon, Mémorables, II, 1, 21-34
Dans ses Mémorables, l'historien grec Xénophon rapporte les enseignements de Socrate. Celui-ci raconte un apologue, ou fable morale, que lui aurait enseigné son maître Prodicos de Ceos et qui place Hercule devant un choix difficile : doit-il suivre la vertu ou la volupté ?

Le sage Prodicos, dans son ouvrage sur Hercule, dont il a fait plusieurs lectures publiques, exprime les mêmes idées sur la vertu. Voici à peu près ce qu’il dit, autant que je me le rappelle. Il raconte qu’Hercule, à peine sorti de l’enfance, à cet âge où les jeunes gens, déjà maîtres d’eux-mêmes, laissent voir s’ils entreront dans la vie par le chemin de la vertu ou par celui du vice, se. retira dans la solitude et s’assit incertain sur la route qu’il allait choisir. Deux femmes de haute taille se présentent à ses yeux : l’une décente et noble, le corps paré de sa pureté naturelle, les yeux pleins de pudeur, l’extérieur modeste, les vêtements blancs ; l’autre chargée d’embonpoint et de mollesse, la peau fardée pour se donner une apparence de couleurs plus blanches et plus vermeilles, cherchant par son maintien à paraître plus droite qu’elle ne l’est naturellement, les yeux largement ouverts, une parure étudiée pour faire briller ses charmes, se contemplant sans cesse, observant si quelque autre la regarde, et tournant souvent la tête afin de voir son ombre. Arrivées plus près d’Hercule, tandis que la première conserve la même démarche, la seconde, voulant la prévenir, court vers le jeune héros et lui dit : « Je te vois, Hercule, incertain de la route que tu dois suivre dans la vie : si tu veux me prendre pour amie, je te conduirai par la route la plus agréable et la plus facile, tu goûteras tous les plaisirs, et tu vivras exempt de peine. D’abord tu ne t’occuperas ni de guerres, ni d’affaires, mais tu ne cesseras d’examiner quels mets et quelles boissons t’agréent le plus, les objets qui peuvent réjouir tes yeux et tes oreilles, flatter ton odorat ou ton toucher, quelles affections auront le plus de charmes pour toi, comment tu dormiras avec le plus de mollesse, comment avec le moins de peine tu pourras te procurer toutes ces jouissances. Si jamais le soupçon te vient de manquer de ce qui est nécessaire pour te donner des douceurs, ne crains pas que je t’engage à travailler et à peiner du corps et de l’esprit pour les acquérir ; tu tireras profit du labeur des autres, et tu ne t’abstiendras de rien de ce qui pourra t’apporter quelque gain : car je donne à ceux qui me suivent la faculté de prendre leurs avantages partout. »

Hercule, après avoir entendu ces mots : « Femme, dit-il, quel est ton nom ? — Mes amis, répond-elle, me nomment la Félicité, et mes ennemis, pour me donner un nom odieux, m’appellent la Perversité. » Alors l’autre femme s’avançant : « Je viens aussi vers toi, Hercule, dit-elle ; je connais ceux qui t’ont donné le jour, et, dès ton enfance, j’ai pénétré ton caractère. Aussi j’espère, si tu prends la route qui mène vers moi, que tu seras un jour l’auteur illustre de beaux et glorieux exploits, et que moi-même je me verrai plus honorée et plus considérée par les hommes vertueux. Je ne t’abuserai point par des promesses de plaisirs, mais je t’exposerai ce qui est avec vérité, et tel que les dieux l’ont établi. Ce qu’il y a de réellement honnête et beau, les dieux n’en accordent rien aux hommes sans peine et sans soin. Mais si tu veux que les dieux te soient propices, il faut rendre hommage aux dieux ; si tu veux que tes amis te chérissent, tu dois faire du bien à tes amis ; si tu désires qu’un pays t’honore, tu dois rendre service à ce pays ; si tu souhaites que la Grèce tout entière admire ta vertu, tu dois essayer d’être utile à la Grèce ; si tu veux que la terre te donne ses fruits en abondance, tu dois cultiver la terre ; si tu préfères t’enrichir par les troupeaux, tu dois prendre soin des troupeaux ; si tu aspires à devenir grand par la guerre, si tu veux rendre libres tes amis et triompher de tes ennemis, tu dois apprendre l’art de la guerre auprès de ceux qui le possèdent, et t’exercer à mettre en pratique leurs leçons; si tu veux acquérir la force du corps, tu dois habituer ton corps à se soumettre à l’intelligence et l’exercer par les travaux et les sueurs. »

La Perversité reprenant alors, au dire de Prodicus : « Comprends-tu, Hercule, dit-elle, combien est pénible et longue la route du bonheur que cette femme vient de te tracer ? Mais moi, c’est par un chemin facile et court que je te conduirai au bonheur. » Alors la Vertu : « Misérable, s’écrie-t-elle, quels biens possèdes-tu donc ? quels plaisirs peux tu connaître, toi qui ne veux rien faire pour les acheter ? Tu ne laisses pas même naître le désir ; mais, rassasiée de tout avant d’avoir rien souhaité, tu manges avant la faim, tu bois avant la soif; pour manger avec plaisir, tu es à la piste des cuisiniers ; pour boire avec plaisir, tu te procures des vins à grands frais, et, pendant l’été, tu cours cherchant de la neige de toutes parts ; pour goûter un sommeil agréable, tu te procures non-seulement des couvertures moelleuses, mais des lits penchés sur des supports flexibles. Car ce n’est pas la fatigue, mais l’oisiveté, qui te fait désirer le sommeil. En amour, tu provoques le besoin avant de l’éprouver, tu emploies mille artifices, et tu te sers des hommes comme de femmes. C’est ainsi, en effet, que tu formes tes amis ; la nuit, tu les dégrades, et le jour tu les endors pendant les instants les plus précieux. Immortelle, tu as été rejetée par les dieux, et les hommes de bien te méprisent : le son le plus flatteur de tous, celui d’une louange, n’est jamais arrivé à ton oreille, et jamais tu n’as contemplé le plus ravissant des spectacles, car jamais tu n’as contemplé une bonne action faite par toi. Qui voudrait ajouter foi à tes paroles ? qui voudrait te secourir dans le besoin ? Quel homme de bon sens oserait se mêler à ton bruyant cortège ? Ceux qui te suivent, s’ils sont jeunes, ont un corps impuissant ; vieux, une âme abrutie ; alourdis, durant leur jeunesse, par un embonpoint fruit de l’oisiveté, ils sont amaigris par une vieillesse laborieuse ; rougissant de ce qu’ils ont fait, accablés de ce qu’ils ont à faire, ils ont volé de plaisirs en plaisirs dans le premier âge, et se sont réservé les peines pour la fin de leur vie.

Moi, au contraire, je suis avec les dieux ; je suis avec les gens de bien : nulle belle action ne se fait sans moi chez les dieux, ni chez les hommes ; plus que personne, je reçois des dieux et des hommes de légitimes honneurs, compagne chérie du travail de l’artisan, gardienne fidèle de la maison du maître, protectrice bienveillante du serviteur, aimable associée dans les travaux de la paix, alliée constante dans les fatigues de la guerre, intermédiaire dévouée de l’amitié. Mes amis jouissent avec plaisir et sans apprêt des aliments et des boissons, car ils attendent le désir pour manger et pour boire. Le sommeil leur est plus agréable qu’aux oisifs ; ils l’interrompent sans chagrin, et ne lui sacrifient point leurs affaires. Les jeunes gens sont heureux des éloges des vieillards, et les vieillards reçoivent avec bonheur les respects de la jeunesse ; ils aiment à se rappeler leurs actions passées, et ils trouvent du charme à celles qu’ils doivent accomplir aujourd’hui ; par moi, ils sont aimés des dieux, chers à leurs amis, honorés de leur patrie. Quand est venue l’heure fatale, ils ne se couchent pas dans un oubli sans honneur; mais leur mémoire fleurit célébrée d’âge en âge. Voilà comment, Hercule, fils de parents vertueux, tu peux en travaillant acquérir le suprême bonheur.

C’est à peu près ainsi que Prodicus raconte la leçon donnée à Hercule par la Vertu ; mais il ornait ses pensées d’une expression plus relevée que je ne le fais en ce moment. Songes-y donc bien, Aristippe, et fais quelques efforts pour régler la conduite que tu dois tenir pendant le reste de ta vie.

Xénophon, Œuvres complètes, tr. Eugène Talbot, Paris, 1859. Lire en ligne : http://remacle.org/bloodwolf/historiens/xenophon/memorable1.htm
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