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Extrait

L'Orient, terre des contes

Gérard de Nerval, Le Voyage en Orient, 1851.
Nerval achève son voyage dans l’Empire ottoman, à Istanbul, qu’il appelle encore Constantinople. La ville est alors célèbre pour l’animation qui y règne lors du Ramadan (ou Ramazan chez Nerval) : reprenant le lieu commun de l’Orient comme terre de contes, le narrateur assiste à la performance d’un conteur turc.

On ne donnerait qu'une faible idée des plaisirs de Constantinople pendant le Rârûàzan et des principaux charmes de ses nuits, si l'on passait sous silence les contes merveilleux récités ou déclamés par des conteurs de profession attachés aux principaux cafés de Stamboul. Traduire une de ces légendes, c'est en même temps compléter les idées que l'on doit se faire d'une littérature à la fois savante et populaire qui encadre spirituellement les traditions et les légendes religieuses considérées au point de vue de l'islamisme.

Je passais, aux yeux des Persans qui m'avaient pris sous leur protection, pour un taleb (savant) ; de sorte qu'ils me conduisirent à des cafés situés derrière la mosquée de Bayezid, et où se réunissaient autrefois les fumeurs d'opium. Aujourd'hui, cette consommation est défendue mais les négociants étrangers à la Turquie fréquentent par habitude ce point éloigné du  tumulte des quartiers du centre.

On s'assied, on se fait apporter un narghilé où une chibôuk, et l'on écoute des récits qui, comme nos feuilletons actuels, se prolongent le plus possible. C'est l'intérêt du cafetier et du narrateur.

Quoique ayant commencé fort jeune l'étude des langues de l'Orient, je n'en sais que, les mots les plus indispensables ; cependant, l'animation du récit m'intéressait toujours, et, avec l'aide de mes amis du caravansérail, j'arrivais à me rendre compte au moins du sujet.

Je puis donc rendre à peu près l'effet d'une de ces narrations imagées où se plaît le génie traditionnel des Orientaux. Il est bon de dire que le café où nous nous trouvions est situé dans les quartiers ouvriers de Stamboul, qui avoisinent les bazars. Dans les rues environnantes se trouvent les ateliers des fondeurs, des ciseleurs, des graveurs, qui fabriquent ou réparent les riches armes exposées au Besestahv, de ceux aussi qui travaillent aux ustensiles de fer et de cuivre ; divers autres métiers se rapportent encore aux marchandises variées étalées dans les nombreuses divisions du grand bazar. De sorte que l'assemblée eût paru, pour nos hommes du monde, un peu vulgaire. Cependant, quelques costumes soignés se distinguaient çà et là sur les bancs et sur les estrades.

En Turquie, le sentiment de l'égalité existe sincèrement chez tous, et ce qui le soutient encore, c'est que tout le monde possède une instruction sommaire, suffisante pour tout comprendre et pour tout sentir ; — attendu que l'éducation est obligatoire, et que les gens de toute classe envoient leurs enfants étudier longtemps aux mosquées, où on les instruit gratuitement. — Aussi ne s'étonne-t-on pas de voir l'homme du dernier rang arriver aux plus hautes positions, pour lesquelles il ne lui reste plus à acquérir que les connaissances spéciales.

Le conteur que nous devions entendre paraissait être renommé. Outre les consommateurs du café, une grande foule d'auditeurs simples se pressait au dehors. On commanda le silence, et un jeune homme au visage pâle, aux traits pleins de finesse, à l'œil étincelant, aux longs cheveux s'échappant, comme ceux des santons, de dessous un bonnet d'une autre forme que les tarbouchs ou les fezzi, vint s'asseoir sur un tabouret dans un espace de quatre à cinq pieds qui occupait le centre des bancs. On lui apporta du café, et tout le monde écouta religieusement ; car, selon l'usage, chaque partie du récit devait durer une demi-heure. Ces conteurs de profession ne sont pas des poètes, ce sont, pour ainsi dire, des rapsodes ; ils arrangent et développent un sujet traité déjà de diverses manières, ou fondé sur d'anciennes légendes. C'est ainsi qu'on voit se renouveler, avec mille additions ou changements, les aventures d'Antar, d'Abou-Zeyd ou de Medjnoun. Il s'agissait, cette fois d'un roman destiné à peindre la gloire de ces antiques associations ouvrières auxquelles l'Orient a donné naissance.

– Louange à Dieu, dit-il, et à son favori Ahmad, dont les yeux noirs brillent d'un éclat si doux ! Il est le seul apôtre de la vérité.
Tout le monde s'écria :
– Amin ! (Cela est ainsi.)
 

Gérard de Nerval, Le Voyage en Orient, Paris : Lévy frères, 1867-1877.
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