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Extrait

« Je te prive, pendard, de ma succession »

Molière, Le Tartuffe, ou L'imposteur, acte III, scène 6

Ce que je viens d’entendre, ô Ciel ! est-il croyable ?

TARTUFFE
Oui, mon frère, je suis un méchant, un coupable,
Un malheureux pécheur, tout plein d’iniquité,
Le plus grand scélérat qui jamais ait été ;
Chaque instant de ma vie est chargé de souillures ;
Elle n’est qu’un amas de crimes et d’ordures ;
Et je vois que le Ciel, pour ma punition,
Me veut mortifier en cette occasion.
De quelque grand forfait qu’on me puisse reprendre,
Je n’ai garde d’avoir l’orgueil de m’en défendre.
Croyez ce qu’on vous dit, armez votre courroux,
Et comme un criminel chassez-moi de chez vous :
Je ne saurais avoir tant de honte en partage,
Que je n’en aie encor mérité davantage.

ORGON, à son fils
Ah ! traître, oses-tu bien par cette fausseté
Vouloir de sa vertu ternir la pureté ?

DAMIS
Quoi ? la feinte douceur de cette âme hypocrite
Vous fera démentir...?

ORGON
Tais-toi, peste maudite.

TARTUFFE
Ah ! laissez-le parler : vous l’accusez à tort,
Et vous feriez bien mieux de croire à son rapport.
Pourquoi sur un tel fait m’être si favorable ?
Savez-vous, après tout, de quoi je suis capable ?
Vous fiez-vous, mon frère, à mon extérieur ?
Et, pour tout ce qu’on voit, me croyez-vous meilleur ?
Non, non : vous vous laissez tromper à l’apparence,
Et je ne suis rien moins, hélas ! que ce qu’on pense ;
Tout le monde me prend pour un homme de bien ;
Mais la vérité pure est que je ne vaux rien.
S’adressant à Damis.
Oui, mon cher fils, parlez : traitez-moi de perfide,
D’infâme, de perdu, de voleur, d’homicide ;
Accablez-moi de noms encor plus détestés :
Je n’y contredis point, je les ai mérités ;
Et j’en veux à genoux souffrir l’ignominie,
Comme une honte due aux crimes de ma vie.

ORGON, à Tartuffe.
Mon frère, c’en est trop.
À son fils.
Ton cœur ne se rend point,
Traître ?

DAMIS
Quoi ! ses discours vous séduiront au point....

ORGON, à Tartuffe.
Tais-toi, pendard. Mon frère, eh ! levez-vous, de grâce !
À son fils.
Infâme !

DAMIS
Il peut....

ORGON
Tais-toi.

DAMIS
J’enrage ! Quoi ? je passe....

ORGON
Si tu dis un seul mot, je te romprai les bras.

TARTUFFE
Mon frère, au nom de Dieu, ne vous emportez pas.
J’aimerais mieux souffrir la peine la plus dure,
Qu’il eût reçu pour moi la moindre égratignure.

ORGON, à son fils.
Ingrat !

TARTUFFE
Laissez-le en paix. S’il faut, à deux genoux,
Vous demander sa grâce....

ORGON, à Tartuffe.
Hélas ! vous moquez-vous ?
À son fils.
Coquin ! vois sa bonté.

DAMIS
Donc....

ORGON
Paix.

DAMIS
Quoi ? je...

ORGON
Je sais bien quel motif à l’attaquer t’oblige :
Vous le haïssez tous ; et je vois aujourd’hui
Femme, enfants et valets déchaînés contre lui ;
On met impudemment toute chose en usage,
Pour ôter de chez moi ce dévot personnage.
Mais plus on fait d’effort afin de le bannir,
Plus j’en veux employer à l’y mieux retenir ;
Et je vais me hâter de lui donner ma fille,
Pour confondre l’orgueil de toute ma famille.

DAMIS
À recevoir sa main on pense l’obliger ?

ORGON
Oui, traître, et dès ce soir, pour vous faire enrager.
Ah ! je vous brave tous, et vous ferai connaître
Qu’il faut qu’on m’obéisse et que je suis le maître.
Allons, qu’on se rétracte, et qu’à l’instant, fripon,
On se jette à ses pieds pour demander pardon.

DAMIS
Qui, moi ? de ce coquin, qui, par ses impostures....

ORGON
Ah ! tu résistes, gueux, et lui dis des injures ?
À Tartuffe.
Un bâton ! un bâton ! Ne me retenez pas.
À son fils.
Sus, que de ma maison on sorte de ce pas,
Et que d’y revenir on n’ait jamais l’audace.

DAMIS
Oui, je sortirai ; mais....

ORGON
Vite quittons la place.
Je te prive, pendard, de ma succession,
Et te donne de plus ma malédiction.

Molière, Le Tartuffe, ou L'imposteur, acte III, scène 6
Librairie des bibliophiles / Flammarion (Paris), 1894
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