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Extrait

Préface

Henry Murger, Scènes de la vie de bohème, Préface, 1851
La préface de Murger aux Scènes de la vie de bohème est restée comme un texte canonique sur la bohème du 19e siècle. Après avoir réinscrit cette dimension de la vie littéraire et artistique dans l’histoire mais de manière comique et parodique, il aborde la situation présente et tente de mettre en garde les candidats contre les mirages de cette existence.

Les voies de l’art, si encombrées et si périlleuses, malgré l’encombrement et malgré les obstacles, sont pourtant chaque jour de plus en plus encombrées, et par conséquent jamais la Bohême ne fut plus nombreuse.
Si on cherchait parmi toutes les raisons qui ont pu déterminer cette affluence, on pourrait peut-être trouver celle-ci.
Beaucoup de jeunes gens ont pris au sérieux les déclamations faites à propos des artistes et des poètes malheureux. Les noms de Gilbert, de Malfilâtre, de Chatterton, de Moreau, ont été trop souvent, trop imprudemment, et surtout trop inutilement jetés en l’air. On a fait de la tombe de ces infortunés une chaire du haut de laquelle on prêchait le martyre de l’art et de la poésie.

            Adieu, trop inféconde terre,
            Fléaux humains, soleil glacé !
            Comme un fantôme solitaire,
            Inaperçu j’aurai passé.

Ce chant désespéré de Victor Escousse, asphyxié par l’orgueil que lui avait inoculé un triomphe factice, est devenu un certain temps la Marseillaise des volontaires de l’art, qui allaient s’inscrire au martyrologe de la médiocrité.
Car toutes ces funèbres apothéoses, ce requiem louangeur, ayant tout l’attrait de l’abîme pour les esprits faibles et les vanités ambitieuses, beaucoup, subissant cette fatale attraction, ont pensé que la fatalité était la moitié du génie ; beaucoup ont rêvé ce lit d’hôpital où mourut Gilbert, espérant qu’ils y deviendraient poètes comme il le devint un quart d’heure avant de mourir, et croyant que c’était là une étape obligée pour arriver à la gloire.
On ne saurait trop blâmer ces mensonges immoraux, ces paradoxes meurtriers, qui détournent d’une voie où ils auraient pu réussir tant de gens qui viennent finir misérablement dans une carrière où ils gênent ceux à qui une vocation réelle donne seulement le droit d’entrer.
Ce sont ces prédications dangereuses, ces inutiles exaltations posthumes qui ont créé la race ridicule des incompris, des poètes pleurards dont la Muse a toujours les yeux rouges et les cheveux mal peignés, et toutes les médiocrités impuissantes qui, enfermées sous l’écrou de l’inédit, appellent la Muse marâtre et l’art bourreau.
Tous les esprits vraiment puissants ont leur mot à dire et le disent en effet tôt ou tard. Le génie ou le talent ne sont pas des accidents imprévus dans l’humanité ; ils ont une raison d’être, et par cela même ne sauraient rester toujours dans l’obscurité ; car si la foule ne va pas au-devant d’eux, ils savent aller au-devant d’elle. Le génie, c’est le soleil : tout le monde le voit. Le talent, c’est le diamant qui peut rester longtemps perdu dans l’ombre, mais qui toujours est aperçu par quelqu’un. On a donc tort de s’apitoyer aux lamentations et aux rengaines de cette classe d’intrus et d’inutiles entrés dans l’art malgré l’art lui-même, et qui composent dans la Bohême une catégorie dans laquelle la paresse, la débauche et le parasitisme forment le fond des mœurs.

            Axiome.
            « La Bohême ignorée n’est pas un chemin, c’est un cul-de-sac. »

En effet, cette vie-là est quelque chose qui ne mène à rien. C’est une misère abrutie, au milieu de laquelle l’intelligence s’éteint comme une lampe dans un lieu sans air ; où le cœur se pétrifie dans une misanthropie féroce, et où les meilleures natures deviennent les pires. Si on a le malheur d’y rester trop longtemps et de s’engager trop avant dans cette impasse, on ne peut plus en sortir, ou on en sort par des brèches dangereuses, et pour retomber dans une bohême voisine, dont les mœurs appartiennent à une autre juridiction que celle de la physiologie littéraire.
Nous citerons encore une singulière variété de bohèmes qu’on pourrait appeler amateurs. Ceux-là ne sont pas les moins curieux. Ils trouvent la vie de bohême une existence pleine de séductions : ne pas dîner tous les jours, coucher à la belle étoile sous les larmes des nuits pluvieuses et s’habiller de nankin dans le mois de décembre leur paraît le paradis de la félicité humaine, et pour s’y introduire ils désertent, celui-ci le foyer de la famille, celui-là l’étude conduisant à un résultat certain. Ils tournent brusquement le dos à un avenir honorable pour aller courir les aventures de l’existence de hasard. Mais comme les plus robustes ne tiendraient pas à un régime qui rendrait Hercule poitrinaire, ils ne tardent pas à quitter la partie, et, repiquant des deux vers le rôti paternel, ils s’en retournent épouser leur petite cousine, et s’établir notaires dans une ville de trente mille âmes ; et le soir, au coin de leur feu, ils ont la satisfaction de raconter leur misère d’artiste, avec l’emphase d’un voyageur qui raconte une chasse au tigre. D’autres s’obstinent et mettent de l’amour-propre ; mais une fois qu’ils ont épuisé les ressources du crédit que trouvent toujours les fils de famille, ils sont plus malheureux que les vrais bohèmes, qui, n’ayant jamais eu d’autres ressources, ont au moins celles que donne l’intelligence. Nous avons connu un de ces bohèmes amateurs, qui, après avoir resté trois ans dans la Bohême et s’être brouillé avec sa famille, est mort un beau matin, et a été conduit à la fosse commune dans le corbillard des pauvres : il avait dix mille francs de rente !
Inutile de dire que ces bohémiens-là n’ont d’aucune façon rien de commun avec l’art, et qu’ils sont les plus obscurs parmi les plus inconnus de la Bohême ignorée.
Nous arrivons maintenant à la vraie Bohême ; à celle qui fait en partie le sujet de ce livre. Ceux qui la composent sont vraiment les appelés de l’art, et ont chance d’être aussi ses élus. Cette Bohême-là est comme les autres hérissée de dangers ; deux gouffres la bordent de chaque côté : la misère et le doute. Mais entre ces deux gouffres il y a du moins un chemin menant à un but que les bohémiens peuvent toucher du regard, en attendant qu’ils le touchent du doigt.
C’est la Bohême officielle : ainsi nommée, parce que ceux qui en font partie ont constaté publiquement leur existence, qu’ils ont signalé leur présence dans la vie ailleurs que sur un registre d’état civil ; qu’enfin, pour employer une expression de leur langage, leurs noms sont sur l’affiche ; qu’ils sont connus sur la place littéraire et artistique, et que leurs produits, qui portent leur marque, y ont cours, à des prix modérés, il est vrai.
Pour arriver à leur but, qui est parfaitement déterminé, tous les chemins sont bons, et les bohèmes savent mettre à profit jusqu’aux accidents de la route. Pluie ou poussière, ombre ou soleil, rien n’arrête ces hardis aventuriers, dont tous les vices sont doublés d’une vertu. L’esprit toujours tenu en éveil par leur ambition, qui bat la charge devant eux et les pousse à l’assaut de l’avenir : sans relâche aux prises avec la nécessité, leur invention, qui marche toujours mèche allumée, fait sauter l’obstacle qu’à peine il les gêne. Leur existence de chaque jour est une œuvre de génie, un problème quotidien qu’ils parviennent toujours à résoudre à l’aide d’audacieuses mathématiques. Ces gens-là se feraient prêter de l’argent par Harpagon, et auraient trouvé des truffes sur le radeau de la Méduse. Au besoin ils savent aussi pratiquer l’abstinence avec toute la vertu d’un anachorète ; mais qu’il leur tombe un peu de fortune entre les mains, vous les voyez aussitôt cavalcader sur les plus ruineuses fantaisies, aimant les plus belles et les plus jeunes, buvant des meilleurs et des plus vieux, et ne trouvant jamais assez de fenêtres par où jeter leur argent. Puis, quand leur dernier écu est mort et enterré, ils recommencent à dîner à la table d’hôte du hasard où leur couvert est toujours mis, et, précédés d’une meute de ruses, braconnant dans toutes les industries qui se rattachent à l’art, chassent du matin au soir cet animal féroce qu’on appelle la pièce de cinq francs.
Les bohèmes savent tout, et vont partout, selon qu’ils ont des bottes vernies ou des bottes crevées. On les rencontre un jour accoudés à la cheminée d’un salon du monde, et le lendemain attablés sous les tonnelles des guinguettes dansantes. Ils ne sauraient faire dix pas sur le boulevard sans rencontrer un ami, et trente pas n’importe où sans rencontrer un créancier.
La Bohême parle entre elle un langage particulier, emprunté aux causeries de l’atelier, au jargon des coulisses et aux discussions des bureaux de rédaction. Tous les éclectismes de style se donnent rendez-vous dans cet idiome inouï, où les tournures apocalyptiques coudoient le coq-à-l’âne, où la rusticité du dicton populaire s’allie à des périodes extravagantes sorties du même moule où Cyrano coulait ses tirades matamores ; où le paradoxe, cet enfant gâté de la littérature moderne, traite la raison comme on traite Cassandre dans les pantomimes ; où l’ironie a la violence des acides les plus prompts, et l’adresse de ces tireurs qui font mouche les yeux bandés ; argot intelligent quoique inintelligible pour tous ceux qui n’en ont pas la clef, et dont l’audace dépasse celle des langues les plus libres. Ce vocabulaire de bohême est l’enfer de la rhétorique et le paradis du néologisme.
Telle est, en résumé, cette vie de bohème, mal connue des puritains du monde, décriée par les puritains de l’art, insultée par toutes les médiocrités craintives et jalouses qui n’ont pas assez de clameurs, de mensonges et de calomnies pour étouffer les voix et les noms de ceux qui arrivent par ce vestibule de la renommée en attelant l’audace à leur talent. Vie de patience et de courage, où l’on ne peut lutter que revêtu d’une forte cuirasse d’indifférence à l’épreuve des sots et des envieux, où l’on ne doit pas, si l’on ne veut trébucher en chemin, quitter un seul moment l’orgueil de soi-même, qui sert de bâton d’appui ; vie charmante et vie terrible, qui a ses victorieux et ses martyrs, et dans laquelle on ne doit entrer qu’en se résignant d’avance à subir l’impitoyable loi du vae victis !

Henry Murger, Scènes de la bohème, Paris : Michel Lévy frères, 1851, p. IX-XIV.
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