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Extrait

Une représentation à l’Hôtel de Bourgogne

Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac, 1897
Acte I, scènes 1 et 2
Christian se rend au théâtre de l’Hôtel de Bourgogne accompagné de Lignière afin d’identifier la jeune femme dont il est tombé amoureux.

La salle de l’Hôtel de Bourgogne, en 1640. Sorte de hangar de jeu de paume aménagé et embelli pour des représentations.
La salle est un carré long ; on la voit en biais, de sorte qu’un de ses côtés forme le fond qui part du premier plan, à droite, et va au dernier plan, à gauche, faire angle avec la scène, qu’on aperçoit en pan coupé.
Cette scène est encombrée, des deux côtés, le long des coulisses, par des banquettes. Le rideau est formé par deux tapisseries qui peuvent s’écarter. Au-dessus du manteau d’Arlequin, les armes royales. On descend de l’estrade dans la salle par de larges marches. De chaque côté de ces marches, la place des violons. Rampe de chandelles.
Deux rangs superposés de galeries latérales : le rang supérieur est divisé en loges. Pas de sièges au parterre, qui est la scène même du théâtre ; au fond de ce parterre, c’est-à-dire à droite, premier plan, quelques bancs formant gradins et, sous un escalier qui monte vers des places supérieures, et dont on ne voit que le départ, une sorte de buffet orné de petits lustres, de vases fleuris, de verres de cristal, d’assiettes de gâteaux, de flacons, etc.
Au fond, au milieu, sous la galerie de loges, l’entrée du théâtre. Grande porte qui s’entre-bâille pour laisser passer les spectateurs. Sur les battants de cette porte, ainsi que dans plusieurs coins et au-dessus du buffet, des affiches rouges sur lesquelles on lit : La Clorise.
Au lever du rideau, la salle est dans une demi-obscurité, vide encore. Les lustres sont baissés au milieu du parterre, attendant d’être allumés.

Scène première
LE PUBLIC, qui arrive peu à peu. CAVALIERS, BOURGEOIS, LAQUAIS, PAGES, TIRE-LAINE, LE PORTIER, ETC., puis LES MARQUIS, CUIGY, BRISSAILLE, LA DISTRIBUTRICE, LES VIOLONS, ETC.

(On entend derrière la porte un tumulte de voix, puis un cavalier entre brusquement.)
LE PORTIER, le poursuivant.
Holà ! vos quinze sols !

LE CAVALIER.
                J’entre gratis !

LE PORTIER.
                        Pourquoi ?

LE CAVALIER.
Je suis chevau-léger de la maison du Roi !

LE PORTIER, à un autre cavalier qui vient d’entrer.
Vous ?

DEUXIEME CAVALIER.
    Je ne paye pas !

LE PORTIER.

                Mais…

DEUXIEME CAVALIER.
                        Je suis mousquetaire.

PREMIER CAVALIER, au deuxième.
On ne commence qu’à deux heures. Le parterre
Est vide. Exerçons-nous au fleuret.
(Ils font des armes avec des fleurets qu’ils ont apportés.)

UN LAQUAIS, entrant.
                    Pst… Flanquin…

UN AUTRE, déjà arrivé.
Champagne ?…

LE PREMIER, lui montrant des jeux qu’il sort de son pourpoint.
        Cartes. Dés.
(Il s’assied par terre.)
                Jouons.

LE DEUXIEME, même jeu.
                    Oui, mon coquin.

PREMIER LAQUAIS, tirant de sa poche un bout de chandelle qu’il allume et colle par terre.
J’ai soustrait à mon maître un peu de luminaire.

UN GARDE, à une bouquetière qui s’avance.
C’est gentil de venir avant que l’on n’éclaire !…
(Il lui prend la taille.)

UN DES BRETTEURS, recevant un coup de fleuret.
Touche !

UN DES JOUEURS.
    Trèfle !

LE GARDE, poursuivant la fille.
        Un baiser !

LA BOUQUETIERE, se dégageant.
                On voit !…

LE GARDE, l’entraînant dans les coins sombres.
                        Pas de danger !

UN HOMME, s’asseyant par terre avec d’autres porteurs de provisions de bouche.
Lorsqu’on vient en avance, on est bien pour manger.

UN BOURGEOIS, conduisant son fils.
Plaçons-nous là, mon fils.

UN JOUEUR.
                Brelan d’as !

UN HOMME, tirant une bouteille de sous son manteau et s’asseyant aussi.
                        Un ivrogne
Doit boire son bourgogne…
(Il boit.)
                    à l’hôtel de Bourgogne !

LE BOURGEOIS, à son fils.
Ne se croirait-on pas en quelque mauvais lieu ?
(Il montre l’ivrogne du bout de sa canne.)
Buveurs…
(En rompant, un des cavaliers le bouscule.)
    Bretteurs !
(Il tombe au milieu des joueurs.)
            Joueurs !

LE GARDE, derrière lui, lutinant toujours la femme.
                Un baiser !

LE BOURGEOIS, éloignant vivement son fils.
                        Jour de Dieu !
– Et penser que c’est dans une salle pareille
Qu’on joua du Rotrou, mon fils !

LE JEUNE HOMME.
                    Et du Corneille !

UNE BANDE DE PAGES, se tenant par la main, entre en farandole et chante.
Tra la la la la la la la la la la lère…

LE PORTIER, sévèrement aux pages.
Les pages, pas de farce !…

PREMIER PAGE, avec une dignité blessée.
                Oh ! Monsieur ! ce soupçon !…
(Vivement, au deuxième, dès que le portier a tourné le dos.)
As-tu de la ficelle ?

LE DEUXIEME.
            Avec un hameçon.

PREMIER PAGE.
On pourra de là-haut pêcher quelque perruque.

UN TIRE-LAINE, groupant autour de lui plusieurs hommes de mauvaise mine.
Or ça, jeunes escrocs, venez qu’on vous éduque :
Puis donc que vous volez pour la première fois…

DEUXIEME PAGE, criant à d’autres pages déjà placés aux galeries supérieures.
Hep ! Avez-vous des sarbacanes ?

TROISIEME PAGE, d’en haut.
                        Et des pois !
(Il souffle et les crible de pois.)

LE JEUNE HOMME, à son père.
Que va-t-on nous jouer ?

LE BOURGEOIS.
                Clorise.

LE JEUNE HOMME.
                        De qui est-ce ?

LE BOURGEOIS.
De monsieur Balthazar Baro. C’est une pièce !…
(Il remonte au bras de son fils.)

LE TIRE-LAINE, à ses acolytes.
… La dentelle surtout des canons, coupez-la !

UN SPECTATEUR, à un autre, lui montrant une encoignure élevée.
Tenez, à la première du Cid, j’étais là !

LE TIRE-LAINE, faisant avec ses doigts le geste de subtiliser.
Les montres…

LE BOURGEOIS, redescendant, à son fils.
        Vous verrez des acteurs très illustres…

LE TIRE-LAINE, faisant le geste de tirer par petites secousses furtives.
Les mouchoirs…

LE BOURGEOIS.
            Montfleury…

QUELQU’UN, criant de la galerie supérieure.
                        Allumez donc les lustres !

LE BOURGEOIS.
… Bellerose, l’Epy, la Beaupré, Jodelet !

UN PAGE, au parterre.
Ah ! voici la distributrice !…

LA DISTRIBUTRICE, paraissant derrière le buffet.
                    Oranges, lait,
Eau de framboise, aigre de cèdre…
(Brouhaha à la porte.)

UNE VOIX DE FAUSSET.
                        Place, brutes !

UN LAQUAIS, s’étonnant.
Les marquis !… au parterre ?…

UN AUTRE LAQUAIS.
                    Oh ! pour quelques minutes.
(Entre une bande de petits marquis.)

UN MARQUIS, voyant la salle à moitié vide.
Hé quoi ! Nous arrivons ainsi que les drapiers,
Sans déranger les gens ? sans marcher sur les pieds ?
Ah ! fi ! fi ! fi !
(Il se trouve devant d’autres gentilshommes entrés peu avant.)
            Cuigy ! Brissaille !
(Grandes embrassades.)

CUIGY.
                        Des fidèles !…
Mais oui, nous arrivons devant que les chandelles…

LE MARQUIS.
Ah ! ne m’en parlez pas ! Je suis dans une humeur…

UN AUTRE.
Console-toi, marquis, car voici l’allumeur !

LA SALLE, saluant l’entrée de l’allumeur.
Ah !…

(On se groupe autour des lustres qu’il allume. Quelques personnes ont pris place aux galeries. Lignière entre au parterre, donnant le bras à Christian de Neuvillette. Lignière, un peu débraillé, figure d’ivrogne distingué. Christian, vêtu élégamment, mais d’une façon un peu démodée, paraît préoccupé et regarde les loges.)

Scène II
LES MEMES, CHRISTIAN, LIGNIÈRE, puis RAGUENEAU et LE BRET.

CUIGY.
    Lignière !

BRISSAILLE, riant.
        Pas encore gris !…

LIGNIERE, bas à Christian.
                    Je vous présente ?
(Signe d’assentiment de Christian.)
Baron de Neuvillette.
(Saluts.)

LA SALLE, acclamant l’ascension du premier lustre allumé.
            Ah !

CUIGY, à Brissaille, en regardant Christian.
                La tête est charmante.

PREMIER MARQUIS, qui a entendu.
Peuh !…

LIGNIERE, présentant à Christian.
    Messieurs de Cuigy, de Brissaille…

CHRISTIAN, s’inclinant.
                        Enchanté !…

PREMIER MARQUIS, au deuxième.
Il est assez joli, mais n’est pas ajusté
Au dernier goût.

LIGNIERE, à Cuigy.
            Monsieur débarque de Touraine.

CHRISTIAN.
Oui, je suis à Paris depuis vingt jours à peine.
J’entre aux gardes demain, dans les Cadets.

PREMIER MARQUIS, regardant les personnes qui entrent dans les loges.
                            Voilà
La présidente Aubry !

LA DISTRIBUTRICE.
            Oranges, lait…

LES VIOLONS, s’accordant.
                    La… la…

CUIGY, à Christian, lui désignant la salle qui se garnit.
Du monde !

CHRISTIAN.
        Eh ! oui, beaucoup.

PREMIER MARQUIS.
                    Tout le bel air !
(Ils nomment les femmes à mesure qu’elle entrent, très parées, dans les loges. Envois de saluts, réponses de sourires.)

DEUXIEME MARQUIS.
                                Mesdames
De Guéméné…

CUIGY.
        De Bois-Dauphin…

PREMIER MARQUIS.
                    Que nous aimâmes…

BRISSAILLE.
De Chavigny…

DEUXIEME MARQUIS.
        Qui de nos cœurs va se jouant !

LIGNIERE.
Tiens, monsieur de Corneille est arrivé de Rouen.

LE JEUNE HOMME, à son père.
L’Académie est là ?

LE BOURGEOIS.
            Mais… j’en vois plus d’un membre ;
Voici Boudu, Boissat, et Cureau de la Chambre ;
Porchères, Colomby, Bourzeys, Bourdon, Arbaud…
Tous ces noms dont pas un ne mourra, que c’est beau !

PREMIER MARQUIS.
Attention ! nos précieuses prennent place :
Barthénoïde, Urimédonte, Cassandace,
Félixérie…

DEUXIEME MARQUIS, se pâmant.
    Ah ! Dieu ! leurs surnoms sont exquis !
Marquis, tu les sais tous ?

PREMIER MARQUIS.
                Je les sais tous, marquis !

LIGNIERE, prenant Christian à part.
Mon cher, je suis entré pour vous rendre service :
La dame ne vient pas. Je retourne à mon vice !

CHRISTIAN, suppliant.
Non !… Vous qui chansonnez et la ville et la cour,
Restez : Vous me direz pour qui je meurs d’amour.

LE CHEF DES VIOLONS, frappant sur son pupitre, avec son archet.
Messieurs les violons !…
(Il lève son archet.)

LA DISTRIBUTRICE.
            Macarons, citronnée…
Les violons commencent à jouer.

CHRISTIAN.
J’ai peur qu’elle ne soit coquette et raffinée,
Je n’ose lui parler car je n’ai pas d’esprit.
Le langage aujourd’hui qu’on parle et qu’on écrit,
Me trouble. Je ne suis qu’un bon soldat timide.
– Elle est toujours à droite, au fond : la loge vide.

LIGNIERE, faisant mine de sortir.
Je pars.

CHRISTIAN, le retenant encore.
Oh ! non, restez !

LIGNIERE.
            Je ne peux. D’Assoucy
M’attend au cabaret. On meurt de soif, ici.

LA DISTRIBUTRICE, passant devant lui avec un plateau.
Orangeade ?

LIGNIERE.
        Fi !

LA DISTRIBUTRICE.
            Lait ?

LIGNIERE.
                Pouah !

LA DISTRIBUTRICE.
                    Rivesalte ?

LIGNIERE.
                            Halte !
(À Christian.)
Je reste encore un peu. – Voyons ce rivesalte ?
(Il s’assied près du buffet. La distributrice lui verse du rivesalte.)

[…]
LA SALLE.
Commencez.

UN BOURGEOIS, dont la perruque s’envole au bout d’une ficelle, pêchée par un page de la galerie supérieure.
        Ma perruque !

CRIS DE JOIE.
                Il est chauve !…
Bravo, les pages !… Ha ! ha ! ha !…

LE BOURGEOIS, furieux, montrant le poing.
                    Petit gredin !

RIRES ET CRIS, qui commencent très fort et vont décroissant.
HA ! HA ! ha ! ha ! ha ! ha !
(Silence complet.)

LE BRET, étonné.
                Ce silence soudain ?…
(Un spectateur lui parle bas.)
Ah ?…

LE SPECTATEUR.
    La chose me vient d’être certifiée.

MURMURES, qui courent.
Chut ! — Il paraît ?… — Non !… – Si ! — Dans la loge grillée.
– Le Cardinal ! — Le Cardinal ? — Le Cardinal !

UN PAGE.
Ah ! diable, on ne va pas pouvoir se tenir mal !…
(On frappe sur la scène. Tout le monde s’immobilise. Attente.)

LA VOIX D’UN MARQUIS, dans le silence, derrière le rideau.
Mouchez cette chandelle !

UN AUTRE MARQUIS, passant la tête par la fente du rideau.
                Une chaise !
(Une chaise est passée, de main en main, au-dessus des têtes. Le marquis la prend et disparaît, non sans avoir envoyé quelques baisers aux loges.)

UN SPECTATEUR.
                        Silence !
(On refrappe les trois coups. Le rideau s’ouvre. Tableau. Les marquis assis sur les côtés, dans des poses insolentes. Toile de fond représentant un décor bleuâtre de pastorale. Quatre petits lustres de cristal éclairent la scène. Les violons jouent doucement.)